6: Histoire de l’Esprit incarné dans l’humanité

1- Par son mouvement même le cosmos est historique, tout à la fois linéaire et cyclique, se répétant à l’identique mais avec aussi apparition de l’imprévu, de la nouveauté. Le cycle, qui est retour du même ne se reproduit jamais strictement à l’identique. L’existence du cycle n’est pas incompatible avec une histoire linéaire : la permanence d’une structure récurrente peut cohabiter avec une histoire évolutive, qui avance par étapes et qui tend vers une finalité provisoire, différente en chaque temps, époque.

L’histoire de l’esprit, celle de l’humain s’inscrit totalement dans ce schème de l’odyssée générale de la nature.

Il est tout aussi impossible d’affirmer que l’histoire est totalement déterministe que de dire qu’elle est purement hasardeuse.

L’histoire de l’esprit débute nécessairement par extraction progressive d’une totale inconscience et d’une sortie également lente du règne animal par une complexification de ses fonctions, modalités d’action et de réaction, acquisition d’un langage articulé comme moyen de communication et de transmission du savoir. Cette histoire est celle d’une inéluctable différenciation, individualisation, séparation tout d’abord avec la nature végétale puis animale. La conscience ne peut exister comme telle que comme conscience de la séparation.

Dès l’origine débute le procès du développement de la complexité selon un parcours qui, partant de la totale inconscience aboutit à la conscience de soi de l’esprit. S’il y a parcours, il y a étapes, passage d’un type de conscience à une autre qui peut s’analyser, quant au savoir sur soi de l’esprit, comme un progrès. Mais ce progrès dans la masse et la précision des savoirs n’implique pas automatiquement un progrès éthique ou  l’obtention d’une sagesse supérieure.

Ici, l’histoire du progrès de la conscience de soi est radicalement détachée de toute éthique, de tout jugement de valeur sur cette « marche du progrès ».

L’histoire hégélienne paraît asses strictement linéaire et ne laisse pas  de place à l’imprévu dans la réalisation du projet de l’Esprit qui emprunte des voies extrêmement tortueuses, soumis aux essais et erreurs. Par ailleurs, le négatif, l’opposition qu’il faut subsumer pour atteindre un concept supérieur ne saurait constituer la dialectique fondamentale du mouvement de l’histoire. On a pu rencontrer dans l’histoire évolutive de lignées n’aboutissant nulle part, n’ayant même pas les capacités structurelles de surmonter une opposition. L’évolution procède également par brusques ruptures qui ne conservent nullement le moment précédent (par exemple le passage du système géocentrique à l’héliocentrisme est un tout nouveau paradigme qui ne conserve pas grand-chose de l’ancienne cosmologie).

Cette marche de l’esprit vers son absolu, la réalisation de ses possibles vers laquelle tend l’ensemble des étants (ce qui ne fait pas de l’homme un étant particulièrement original) est entièrement soumise aux lois et principes de l’évolution naturelle. Cette évolution n’est pas linéaire et comporte des essais, échecs, bifurcations, retours en arrière, stagnation et brusques sauts qualitatifs. Ce qui est assuré, c’est que le mouvement vital de la nature « veut » le plus complexe, le plus adapté, l’étant qui assume le mieux la volonté d’être et de croître qui est son seul projet. La matérialité veut absolument l’esprit comme l’un des moments de son devenir et, à travers contraintes et vicissitudes, aléas et retards, va toujours s’essayer de le réaliser. Il est évident que nous ne pouvons déterminer si l’esprit aurait pu s’incarner dans d’autres formes animales, voire dans un tout autre règne que nous avons peine à imaginer, exister également sur d’autres planètes, dans d’autres galaxies dont le nombre est infini. Nous ne pouvons que constater le résultat de l’évolution et déclarer a posteriori que l’humain est de tous les étants celui qui s’est le mieux adapté morphologiquement pour accomplir le projet de l’Esprit de la matérialité.

La conscience humaine, dont nous situons l’origine dans le système réflexe d’action et de réaction sur un milieu a donc dû s’extraire par complexification  des règnes  minéral, végétal et animal et elle garde en elle-même, dans sa structuration, la mémoire de ses différentes étapes. Sa constitution s’est faite par la « connaissance » de l’extériorité qui suppose une réponse à chaque fois adaptée à ses stimuli, agressions et un développement d’une intelligence de plus en plus technique afin de satisfaire ses besoins de conservation et de développement. La conscience est donc toute entière structurée par le savoir sur le réel, elle transfère les essences de ce réel vers elle-même sur le mode du détachement/rassemblement dans et par le concept.


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Ceci explique  la faible différenciation homme/nature/animal dans les sociétés primitives, et les représentations d’une totalité homogène dans laquelle chaque individu est intégré naturellement.

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La différenciation nette entre l’homme et la nature est le fait du judaïsme pour aboutir au naturalisme du XVIIeme siècle et à l’idée de domination de l’homme sur la nature devenant objet d’appropriation et d’expérimentation. Cette séparation n’est pas aussi tranchée voire inexistante dans l’animisme et l’hindouisme où bêtes et plantes peuvent avoir une âme. Voir la représentation des divinités mi-dieux, mi animales, comme par exemple dans la civilisation pharaonique
Ceci signifie qu’il se trouvait différents choix possibles quant à la position de l’homme dans la nature allant d’une indifférenciation totale, une identification âme et corps à la nature, à une séparation radicale, avec toutes les compositions et gradations possibles.  Le fait qu’une orientation culturelle – celle d’un naturalisme conquérant – ait triomphé sur les autres modes (totémisme, animisme, système analogique selon Philippe Descola) prouve toujours a posteriori qu’il s’agissait d’une orientation adaptée à la finalité du principe vital qui est le croître et de proliférer.

Le développement de la conscience de soi est donc parallèle à l’élargissement du fossé  qui la sépare de la nature qui apparaît de plus en plus « extérieure » étrangère et mystérieuse, animée de forces occultes incompréhensibles et immaîtrisables. Dès lors, le processus de compréhension de la nature initialement destiné à sa maîtrise et à celle de l’animalité afin de vivre, de survivre,  croître et se reproduire, s’attache-t-il tout logiquement à la compréhension des forces et faits de l’environnement constituants comme autant de dangers, de mystères, de zones incontrôlables. Dés l’origine en effet, l’esprit est « à son affaire », celle d’une connaissance des essences à des fins conformes à la « nature de la nature ».

Le questionnement sur la nature de ces forces mystérieuses et sur leur origine ne constitue pas une brusque mutation telle que l’homme apparaisse vraiment comme celui qui questionne.

Le questionnement est un fait de nature tout entier redevable du système réflexe : toucher, sentir, c’est poser une question vers l’extériorité pour adapter une réponse circonstanciée sur le mode par exemple de la saisine possible ou de la fuite.

Le regard lui-même est une interrogation, une surprise de « qu’est-ce qui est là » Avant d’être reconnaissance, le savoir est connaissance pure, totale découverte et interrogation absolue. Le questionnement sur l’origine et la nature des forces, sur la pousse des plantes, les alternances des jours et nuits, la pluie et les orages, la présence des astres, le rôle du soleil et de la lune etc fait entièrement partie des modalités d’un unique savoir que nous ne pouvons différencier de la connaissance des techniques du feu, de la chasse et de la cueillette par exemple.

2- La conscience comme naturellement historique

La conscience est fondamentalement historique puisque son développement est soumis au temps. Les expériences sont accumulées et l’acte de compréhension est toujours relié à un savoir antérieurement acquis. Il n’y a donc pas de pur savoir sans structure d’accueil antérieurement élaborée, toute connaissance procédant d’une certaine reconnaissance.

Il est difficile de déterminer comment l’expérience cumulée du règne vivant puis de l’homos sapiens à pu constituer la mémoire de l’humanité. Cette mémoire collective, c’est la possibilité pour chaque individu, chaque civilisation d’interroger son « avant ici et maintenant ». Comme le développement de la conscience est également dépendant de l’évolution du règne du vivant, il devient possible de supputer ce qu’il en était avant l’apparition de la conscience humaine Cette conscience du passé est en effet déposée en nous puisque structurant tout notre présent.

S’il est vrai qu’il ne saurait y avoir de discours avant la coupure nature/esprit qui est l’acte fondateur de l’Esprit, l’histoire de la conscience l’autorise à remonter vers l’avant de ses origines, si elle dispose de traces permettant la reconstitution de ce passé. Plus généralement, nous verrons qu’il est dans la mission de l’Esprit d’interroger dans toutes les directions, celles de son présent mais aussi du passé de l’univers comme de son avenir le plus lointain.

Il semble pour certains philosophes, comme Derrida, que la conscience soit devant une aporie incontournable car elle ne peut penser son origine puisque cela suppose qu’elle existe déjà pour revenir sur les conditions de son paraître. A la base de cet interdit se trouve l’idée d’une parution immédiate et ex nihilo de la conscience et un anthropocentrisme qui prétend que l’essence de celle-ci est réservée à l’homme, qu’on n’en peut trouver nulle forme embryonnaire qui l’aurait précédé. Le fait que l’esprit soit une constitution essentiellement historique, qu’il n’a pu surgir ex nihilo,  qu’il soit par ailleurs d’une essence éternel, lève cette aporie Derridienne. Mais il ne s’agit pas d’affirmer que l’esprit se fonde lui-même dans une sorte d’auto genèse,  mais bien plutôt qu’il doit prendre en charge et étendre le champ de la pensée au service non pas de l’humain-individu, mais de la totalité du cosmos pour que celui-ci puisse se penser comme Esprit. L’aporie de Derrida bloque le développement de la pensée et semble installer le lieu d’une méditation infinie sur l’origine du don de la pensée à l’esprit, laissant un espace libre à une nouvelle introduction du religieux comme « pensée de l’impensable ». Or, Tout ce qui peut être pensé est par définition uniquement l’affaire de cette fonction unique du savoir constituée par les productions de l’esprit. Sans la pensée, il ne peut y avoir que le système réflexe animal ou le silence de la matérialité. Une pensée hors la pensée est donc impossible.

L’individu n’existe que dans ses rapports avec le social, en un temps qui est celui de son existence datée : cela suppose la prise en charge de l’histoire humaine dans sa totalité, comme donnée s’ajustant à la définition de son individualité et l’assomption de son être actuel comme interférant avec l’ordre social, les productions, l’état de la pensée de son temps, de son groupe, ethnie, nation, langue etc.

L’homme qui s’assoit devant son assiette pour manger un plat de spaghetti suppose déjà tout l’ordre socio-écomique et scientifique instauré : un rapport à son habitat, à la production, transformation et commerce alimentaire, à l’échange économique, aux traditions culinaires, au transport de l’énergie à son domicile, à l’invention du feu, de l’assiette, à la culture et transformation du blé, l’invention du tracteur, des moissonneuse batteuses qui supposent elles-mêmes la révolution industrielle,la machine à vapeur, l’électricité , les progrès des théories scientifiques, un rapport aux modes sociaux d’acquisition du savoir, de sa diffusion etc Le fait de manger seul dans son studio implique également une histoire sociale de l’autonomisation, de l’habitat individualisé, de la rupture avec les cadres anciens traditionnels, l’existence du droit de propriété, un état de l’architecture et des matériaux de construction.

Un simple  geste humain : celui d’allumer un cigarette par exemple renvoie à l’époque des caravelles, de la découverte de l’Amérique et celle du tabac. Cette découverte suppose les progrès dans les techniques de construction navales, de la navigation, ce qui implique le développement des mathématiques, l’astronomie, la montée en puissance des sciences, le reflux consécutif de l’ordre religieux, le passage d’un monde géocentrique à un univers infini.

Toutes les instances, dont on pourrait pour chacune reconstituer le récit, fonctionnent donc simultanément, en chaque période, et se trouvent incarnées dans un individu particulier qui vit dans l’actualité toute l’histoire de son groupe, de sa culture. Cette présence immédiate de l’histoire universelle et de l’universalité en cours est l’expression d’une totalité non fragmentable, qui pose la présence comme synthèse permanente, immédiatement accessible, dans l’évidence d’une présence à soi qui est présence à l’histoire et au Tout social simultanément.

Ceci suppose l’impossibilité d’une conscience hors l’histoire – qui est celle de l’émergence de l’homme comme humanité, comme lutte de l’espèce pour accéder à elle-même, d’une conscience hors monde, au-delà ou au deçà, d’une conscience libre de toute référence au social, se constituant en sphère autonome, plus ou moins indépendante, se pensant comme être particulier, propriétaire d’elle-même, disposant d’une liberté de pensée, justifiant alors la séparation du domaine public et privé , de l’ordre politique et de l’ordre religieux.

3 – Savoir technique et savoir métaphysique

Il nous apparaît impossible de séparer à l’origine de l’histoire, un savoir pratique d’un savoir métaphysique, le questionnement technique et celui d’un au-delà. La naissance de la conscience religieuse n’est donc pas apparue brutalement mais a fait l’objet d’une longue élaboration à mesure que l’avancement des connaissances pratiques permettait d’élargir le champ des interrogations, où pouvaient se distinguer les étants et les forces sur lesquels l’humain archaïque pouvait agir et intervenir et ceux qui échappaient à sa compréhension et maîtrise. Le « magique » était déjà ce qui restait en dehors de la raison, l’incompréhensible, le domaine du mystère des forces insondables. Il n’est donc pas étonnant qu’à l’impuissance des premiers hommes ait correspondu la puissance de la nature et des Dieux dont il fallait se concilier les faveurs pour vivre et survivre. Dès lors, à défaut d’agir par la maîtrise, les premiers hommes et les peuples primitifs ont essayé d’agir par le rituel, actions symboliques destinées à compenser leur impuissance, mais actions tout de même, comme si l’humain premier possédait déjà toute disponible, cette volonté de conquête et de retournement des étants pour satisfaire ses fins propres.

L’ethnologie nous montre des peuples situés hors du champ de la pensée dite occidentale dont l’organisation culturelle, sociale et technique assez harmonieuse, interroge notre monde globalisé et hyper technique et nous laisse le goût amer, la nostalgie d’une certaine perfection, d’une amorce d’un âge d’or, que nous aurions abandonné. Il en va de même de Heidegger et sa fascination pour l’époque grecque présocratique qui aurait été au plus proche du sens de l’être recouvert ensuite par toute la métaphysique. C’est oublier que ce mouvement d’avancée de l’esprit qui trouve son accomplissement en occident correspond au projet de la volonté d’être et de croître qui est l’unique finalité de la nature. La prolifération de notre espèce et le gouvernement généralisé de la planète a relevé d’une conception naturaliste qui est au plus près du projet de la nature elle-même. Cet état se constate et on ne conçoit nul regret. Il n’est qu’à voir la vitesse à laquelle les différents peuples de la planète adoptent la technique moderne, souvent cohabitant avec des formes plus anciennes, pour constater l’avancée inexorable de l’uniformisation planétaire : la technique n’est pas neutre et emporte avec elle toute une série de comportements standardisés et un type de rapports sociaux et de production qui tendent eux-mêmes à l’uniformité. Il est à noter que l’empire généralisé de la technique suppose que les hommes qui s’y adonnent, abandonnant leur « archaïsme », y trouvent quelques intérêts pratiques ou symboliques. L’homme qui conduit sa charrette avec son âne ne peut pas se poser de questions lorsqu’il est confronté à la voiture qui le double et qui se rend plus vite au point désiré.

Aussi, l’esprit religieux, suit-il très exactement le progrès de conscience dissociative par laquelle le savoir sur les essences du monde éloigne l’homme de la nature lorsque, s’individualisant toujours plus, il désire connaître davantage, quand il est en mesure de confronter ce qu’il sait à ce qu’il ne sait pas, lorsque s’établit une frontière entre connu et inconnu.

Le domaine des Dieux est celui de l’inconnu et du mystère et c’est parce qu’il a cette capacité de savoir que l’homme peut déterminer la limite entre sa connaissance et celle des dieux. Aussi, dès l’origine, s’est mis en marche le processus par lequel l’esprit n’a cessé de s’approprier les essences de la matérialité, transformant l’inconnu en connu, augmentant constamment la sphère du savoir humain en réduisant celle du mystère, en transférant constamment les connaissances du domaine des dieux au domaine des hommes. La perte des dieux, le recul de la religion devait très logiquement aller de pair avec le progrès des sciences qui, en dévoilant les mystères de la nature, retirait à la foi en l’irrationnel et aux actions rituelles magiques leur efficacité symbolique. Dès lors, partant de la multiplicité des forces et des mystères (polythéisme) pour atteindre le concept de cause unique (monothéisme, physis grecque, etc), la conscience historique devait aller jusqu’au bout de la logique du savoir sur le Tout.

La présence de l’Esprit à lui-même est donc existence, constatation permanente de son être-présent, de sa nature accomplissant sur le mode du déploiement sa fonction originelle, ce qui constitue le lien entre toutes les humanités aux différentes époques, qui parle à partir de l’Etre sur l’Etre, chacune à leur façon ( puisque le discours sur l’Etre représente également un champ des possibles ), sans qu’il soit besoin d’en référer à une ouverture plus originelle, un oubli quelconque du questionnement : toute structuration d’un mode de société s’effectuant par un déploiement de la chaînes de raisons s’enracine sur un discours de l’Etre, de sa signification, de son statut dans l’univers. Le questionnement ontologique s’effectuant toujours, nécessairement, à partir d’un mode d’approche qui déjà positionne la recherche et la réponse dans des zones où la réponse, voir même la suspension du questionnement, sera  obtenue selon les conditions posées dans cette zone.

La recherche sur l’être, cad sur le fondement premier, s’est amorcée dès les premières manifestations du religieux dans les temps les plus préhistoriques. On pourrait trouver dans cette quête l’une des définitions premières de l’homme en tant qu’être » métaphysique ». Le discours sur la cause première par les moyens du mythe, d’une multiplicité de dieux, d’un dieu unique (monothéisme) , d’un principe abstrait ( Dharma indouisme ou taoisme) etc, constitue une constante du discours métaphysique non pas en tant que transcendance mais comme explications sur le fondement. Le questionnement métaphysique n’est donc pas le propre de la pensée occidentale depuis l’époque grecque, mais constitue un invariant universel de la condition humaine.

4- L’évolution des fonctions primaires

Il est avéré que le « vouloir vivre » qui est la seule finalité du vivant, précède le « vouloir bien vivre » qui suppose l’homme bien établi et sécurisé pour déployer des facultés supérieures, pour passer de l’utile au futile, du savoir de maîtrise à celui de la pure connaissance, de la reproduction sexuée au plaisir érotique et du « nourrissement »   à la gastronomie par exemple. Il faut bien se rendre compte que le point de départ de l’humain est l’animalité réflexe et végétative, une vie limitée aux instincts primaires et à l’activité nourricière. C’est donc que progressivement que se sont élaborées une esthétique de vie et une éthique qui ne se limitent pas à la simple préservation de soi et des siens. Le raffinement des goûts et des mœurs, la multiplication et complexification des besoins et des désirs ont fait l’objet également d’une évolution. Cela ne veut nullement dire que la condition de l’homme préhistorique ou celle des peuples primitifs  soit inférieure à celle de l’homme moderne. Il faudrait pour oser la comparaison élaborer des critères du « bonheur d’être » afin de hiérarchiser les modes de vie et civilisation, ce qui est ni souhaitable, ni faisable.

Ce dont il est question ici, c’est du progrès dans la maîtrise de la nature par l’accroissement de la volonté de puissance ayant permis à une espèce particulière – l’humanité actuelle – le détournement de la matérialité à son profit. C’est la conquête de la planète et l’expansion de l’espèce sur toutes les terres habitables. C’est la réalisation d’idéaux trans-historiques (Sécurité alimentaire, extension de la connaissance, lutte contre les maladies, la communication généralisée, la rapidité des transports, le confort et les loisirs pour une partie de l’humanité etc. ) Nul doute que la vie dans la cité grecque antique était plus heureuse que dans nos banlieues et villes surpeuplées et que les guerres anciennes étaient bien moins meurtrières que nos récents conflits mondiaux.

Dans l’histoire des arts plastiques, on constate un progrès dans la maîtrise technique de la représentation du réel (ex : invention de la perspective), une tension permanente pour faire passer sans cesse le réel du côté de la représentation. Mais ce qui demeure invariant depuis l’art premier des cavernes, c’est cette intention esthétique qui rend impossible la comparaison en termes de progrès entre le sentiment du beau exprimé de diverses façons en telle ou telle époque ou civilisation. A noter que le « beau en soi » comme concept catégorial ne provient pas du « ciel des idées », mais a du faire l’objet lui-même d’une longue élaboration. On a constaté par exemple, chez certains animaux, le choix d’objets purement décoratifs ou une attention portée aux couleurs. Le sentiment esthétique qui se détache de l’utile peut être détecté dans ses manifestations embryonnaires.

5- Convergence évolutive et histoire arborescente

Si l’évolution est réponse à un problème posé à un organisme par une contrainte extérieure quelconque, il n’est pas sûr que la solution apportée emprunte les mêmes voies pour aboutir au même résultat. [1]

Il doit en aller de même pour l’histoire humaine où des peuples séparés géographiquement ayant choisi des chemins différents aboutissent à des solutions ressemblantes. Si on prend l’exemple de l’écriture, le problème posé était celui de la conservation et de la transmission de la parole à travers le temps et l’espace. La première abstraction du réel fut l’image, d’où la parution des hiéroglyphes en Egypte et en Chine qui n’ont aucun rapport les uns avec les autres. Un système ancien (le pictogramme) peut alors se perpétuer en Chine et cohabiter avec un système plus efficace et économe (écriture consonantique) comme s’il s’agissait  de deux espèces différentes ayant surgi à partir du tronc d’une même problématique commune.

Dès lors, on peut dire que l’histoire humaine pour évoluer use de deux procédés : la pure création et l’imitation. Cette pure création peut être séparée aussi bien dans le temps et l’espace pour aboutir approximativement à la même solution.[2] L’usage d’un récipient pour boire ou conserver l’eau a pu être le fait de populations éloignées simultanément, et il n’est pas sûr que l’utilisation de la massue comme arme ait fait l’objet d’une diffusion à partir d’une population originaire. Il y a imitation quand une découverte est diffusée, ce qui suppose établies des voies de communication entre groupes.

6- transfert de concepts

De ce qui précède il résulte qu’on peut importer certains principes qui gouvernent l’évolution des espèces pour comprendre l’évolution à l’œuvre dans l’histoire humaine. Cette modélisation d’un mouvement unique de l’évolution se justifie d’autant plus qu’on ne peut séparer arbitrairement l’homme de la nature car il est lui-même un produit de l’évolution. Comme l’évolution biologique est réponse adaptative aux problèmes que pose l’extériorité, l’histoire de l’homme apparaît comme une succession de réponses apportées et d’obstacles surmontés  en usant pleinement sa volonté de puissance, son désir de vie, de survie, de croître et de se reproduire. Il existerait même une hiérarchisation naturelle des problèmes et par conséquent des moyens techniques pour les résoudre : l’écosystème de l’homme de la préhistoire lui proposait des défis qui n’ont plus rien à voir avec ceux de l’homme moderne. Les solutions techniques trouvées sont donc les plus immédiates et les plus simples : la massue pour se défendre et conquérir, la grotte pour se loger et se protéger, les peaux de bête pour se vêtir. Il n’a pu inventer avant eux le fusil, l’habitat en dur, le vêtement de tissu. Il faut partir des problèmes les plus simples et des solutions les plus immédiates pour aboutir aux réalisations les plus complexes et sophistiquées. Cependant, comme il en est de l’évolution biologique, nous n’avons pas affaire à une évolution strictement linéaire mais faites d’essais et d’erreurs, de périodes de stagnation puis de brusques développements.

Au-delà de la diversité, l’histoire humaine doit se comprendre par la recherche de l’origine commune, d’un ancêtre historique commun pour reconstituer la logique évolutive.

Les critiques de l’histoire de type hégélien comme totalité unidirectionnelle et linéaire des XIX et XXeme siècle ont abouti à privilégier le discontinu. Cette nouvelle histoire met davantage l’accent sur les forces obscures et inconscientes, sur l’évènement hasardeux et improbable en opposition au système structuré, à la  succession logique. Au sujet décentré  correspond une histoire tout aussi bien éparse, incohérente qui se veut l’inverse réactif de l’activité synthétique du sujet omniprésent et omnipotent de l’époque précédente. Mais l’histoire humaine est justement cette alternance de processus linéaires et discontinus, de répétition à l’identique et de brusques ruptures. Le continu et le discontinu, loin de s’opposer constituent le fond même du mouvement historique.

Ce n’est pas parce que le surgissement d’un besoin est soumis à un nombre considérable de variables ou que sa satisfaction par une découverte relève du caractère relativement aléatoire de celle-ci, qu’on doit considérer toute l’histoire humaine comme totalement hasardeuse et ne répondant à aucune finalité prévisible, à aucune loi d’évolution. Il en va de même dans l’histoire des idées et de l’histoire en général qui n’est pas plus soumise à un pur déterminisme qu’à une contingence absolue. Toute époque se marque notamment par les formes et lieux de sa réactivité relativement à la précédente. Le dénigrement du système hégélien d’une histoire comme mouvement vers l’absolu de l’idée ne se traduit pas des philosophies de l’événement comme fait absolument unique et original, détaché de tout système de causes, de toute historicité. Au déterminisme historique de l’époque précédente a succédé la pure contingence du « surgissement », d’un en-soi du paraître. La temporalité du réel devient une juxtaposition d’événements existant dans une sorte de présent éternel, tirant leur essence d’eux-mêmes, sans origine causale ni rapports d’engendrement avec le reste des étants, lesquels dialoguent simplement dans ce pur présent actuel.

L’histoire humaine s’emboîte dans celles du cosmos et des règnes végétal et animal. Elle ne saurait en conséquence échapper aux déterminismes et principes fondamentaux qui les gouvernent tout en ayant pour finalité et spécificité d’acquérir toujours plus d’indépendance et de liberté. Certains principes de l’évolution naturelle ne peuvent s’appliquer tels quels à l’humanité et demandent soit une adaptation, soit une création de concepts nouveaux. Ainsi celui de sélection naturelle, bien qu’ayant été à l’origine de l’érection de l’homme, ne peut fonctionner à l’identique des temps premiers de la préhistoire. Cependant, il perdure sous une forme amoindrie ou déguisée et nous en retrouvons des traces dans le principe de concurrence qui commande l’économie libérale. De même, un des modes du fonctionnement du système scolaire repose sur la sélection des meilleurs et, d’une façon générale, notre société est  basée sur la compétition plus ou moins avouée, plus ou moins encadrée.

Cette importation des concepts issus des modalités d’être du règne animal ou végétal à la compréhension de l’humain a souvent conduit à des excès (biologisme, eugénisme, combat vital, etc.) et à des lois contestables (Malthusianisme) de sorte que nous avons abouti à une autonomie radicale du fait humain, ayant ses propres lois et contraintes, ne devant rien à l’animalité précédente ou aux principes généraux de la biologie ou de la survie. Or, il est impossible de détacher totalement l’homme de sa nature, des contraintes et lois qui s’imposent à tout le vivant. Le plus souvent cet état de nature demeure à l’état de trace lorsqu’on parvient à « déconstruire » les différentes couches culturelles qui recouvrent une structure très primaire et pour ainsi dire originelle.

Ceci autorise l’importation des principes applicables aux règnes minéral, végétal et animal soit directement en ce qu’ils sont universels par essence, soit par adaptation en suivant le cours de leur évolution. Une telle généralisation et  universalisation doit placer réellement le devenir humain dans le devenir général sans constituer une histoire totalement spécifique, originale ou exceptionnelle. C’est ainsi donner son véritable sens à l’Un, au Tout en réintégrant l’homme comme partie intégrante du cosmos, c’est d’une certaine façon le réconcilier avec la « nature » si tant est qu’il n’ait jamais été en rupture réelle.

Ainsi, l’homme, parce qu’il a un corps, doit-il obéir aux principes qui investissent tout le vivant : naissance, sexualité et reproduction, transformation de l’énergie (alimentation), individuation et temporalité restreinte, relation et communication et son action devra tenir compte des principes qui commandent aux mouvements des autres étants (rapports de forces, causalité, non contradiction) évolution et complexification de son action. Sur cette base commune et universelle, s’élèvera la spécificité de l’homme consistant à adapter et transformer ces principes généraux par le moyen de la construction d’un savoir. Or ce savoir est prélèvement des essences de la matérialité générale (inerte et vivant) ne peut qu’être  transcription plus ou moins fidèle des essences réelles. Les principes d’identité, de causalité, de non contradiction comme celui d’évolution, de mouvement qui structurent les catégories fondamentales de l’esprit ne peuvent qu’être prélevée sur l’extériorité et constituer l’ossature même de tout raisonnement. C’est en effet en expérimentant le monde que l’esprit se structure et il ne saurait y avoir, pour ce qui concerne la logique fondamentale, invention qui ne soit pas le résultat direct ou indirect de l’expérience. L’esprit se construit à l’image du monde et le monde est à l’image de l’esprit. L’histoire du savoir, celle de l’homme, est donc ajustement permanent, essais erreurs, expérimentation constante et croissante. En ce sens l’histoire générale humaine ne peut se détacher de l’histoire des savoirs qui est transcription et transfert de l’essence du réel.

Ainsi en est-il du principe d’évolution jusqu’à présent réservé au règne végétal et vivant et que nous retrouvons transformé sous le vocable de progrès. L’évolution consiste à apporter une solution nouvelle à un problème, à vaincre un obstacle qu’un corps rencontre dans la mise en œuvre de la poussée vitale. Il s’agit de vaincre une résistance opposée à ce mouvement de « progression ». Ainsi, le passage du végétal à l’animal a-t-il été un « progrès » qu’on peut analyser par la suite comme l’apparition de facultés d’actions nouvelles sur le milieu (mobilité). L’apparition de l’homme est donc un progrès de la nature dans son mouvement de complexification. De fait, on ne saurait pas plus arrêter le progrès qu’on n’arrête le mouvement de la nature. (Étant entendu que la notion de progrès doit s’analyser comme une progression, sans y voir un quelconque jugement de valeur)

Le développement de l’enfant à l’adulte est acquisition de pouvoirs nouveaux d’actions et de compréhension de l’environnement. De même, l’ensemble du progrès technique a consisté à trouver des solutions plus efficaces pour l’appropriation des étants aux profits de l’humanité. Le progrès est ainsi moins le fait de l’homme qu’un déterminisme naturel qui semble s’imposer à lui. Cependant, il existe une grande diversité d’objets sur lesquels le progrès peut porter et des rythmes différents de celui-ci. Ainsi, l’histoire du progrès technique est-elle chaotique qui voit des brusques avancées et de longues stagnations, des peuples acteurs d’une marche en avant qui ne poursuivent pas leurs efforts et qui sont relayés dans d’autres contrées par d’autres civilisations.

Par ailleurs, le progrès sur un objet peut se faire au détriment d’autres étants comme dans le principe d’évolution où la croissance d’une espèce se fait souvent en éliminant une autre. De fait, comme chaque élément du monde est relié au Tout, une mutation dans un espace peut avoir des répercutions plus ou moins importantes sur tout ou partie de cette totalité. Ainsi, la domination quasi exclusive de l’homme sur la nature a-t-elle engendré la disparition ou la régression de nombre d’espèces vivantes et végétales et transformé assez profondément l’écosystème général.

La caractéristique du progrès, c’est qu’il doit effectivement apporter une solution nouvelle à un problème ancien et présenter globalement plus d’avantages que d’inconvénients. Un élément de progrès ne peut apporter moins d’utilités que l’ancien et si tel était le cas, il ne pourrait être qualifié comme tel.

Ainsi, le progrès doit-il toujours s’analyser en termes de comparaison des utilités entre l’ancien et le nouveau, mais aussi en utilités actuelles. Dès lors, s’agissant de l’action et de l’histoire humaine, cohabite un double mouvement contradictoire  entre conservation et mouvement, fixation sur des formes anciennes et subversion par la nouveauté. Mouvement qui oppose l’action et la résistance, l’immobilisme, l’habitude et le désir de changement.

Cependant, le jugement sur la valeur de l’utilité reste de l’ordre de la subjectivité puisque les critères objectifs peuvent varier d’un individu à l’autre, d’une époque à une autre. Un élément de progrès à une époque pourra être considéré comme une nuisance à une autre.

Ce qui est certain en revanche c’est que, sauf évènement exceptionnel, on n’a rarement vu un forme ancienne revenir telle quelle et pas plus que l’évolution biologique ne retourne sur son passé, ne se réactualise une vieille fonction ou que renaissent des espèces disparues : le progrès humain ne comporte pas de marche arrière. Ceux qui ont découvert l’usage pratique de la lampe électrique ne reviendront pas, sauf empêchement  réel, à la lampe à huile et il faudra attendre une crise générale de l’énergie pour retrouver la traction cheval comme moyen de transport.

Chaque individu reste juge en définitive de l’utilité réelle d’un objet nouveau et peut librement retourner à l’usage de techniques anciennes, plus écologiques, plus en accord avec l’idée qu’il se fait d’une harmonie naturelle ou sociale qu’il définit.

7 – Evolution et technique

Il n’y a pas de rupture brutale entre  l’intelligence « physiologique » permettant aux espèces de s’adapter en trouvant des réponses aux problèmes nouveaux de leur écosystème et l’usage de l’outil, le développement de la technique. On remarque chez certains animaux et insectes un certain travail sur le milieu (nids), des procédés de conservation des aliments, un usage d’outils (singe usant de branches et de pierres). La technique n’est donc que le prolongement du pouvoir d’adaptation et d’accroissement du champ d’action d’une espèce sur son milieu. Elle est la poursuite du processus d’évolution sur un mode radicalement différent et on peut dire qu’elle introduit une vraie révolution, un changement d’état qui modifie le rapport de force entre une espèce et son milieu. Là ou les changements et contraintes de l’écosystème étaient subis, ils deviennent de plus en plus maîtrisés, contrôlés, orientés au profit de l’espèce qui en détient le pouvoir.

Dès le maniement du premier outil s’est mis en marche le processus de libération de l’homme des déterminismes naturels[3]. L’histoire de la liberté ne commencerait pas en certains périodes où l’homme s’autonomise, acquiert une certaine indépendance à l’égard du groupe, de l’état, d’un tyran quelconque. La première des libertés est économique en ce qu’elle permet une maîtrise de la matérialité pour assurer les vies et survies, la sécurité, la propagation de l’espèce. La technique est l’instrument même de cette liberté et n’est pas d’une essence différente des procédés de l’évolution biologiques pour ce qui concerne sa finalité. A ce titre, elle doit s’analyser comme une bifurcation supplémentaire dans l’évolution générale des espèces. Elle n’est pas création de l’homme mais donation, prise en charge. Cette technique EST ce qui caractérise l’espèce humaine comme réalisation d’une rupture d’état dans le processus continué de l’évolution. Mais rupture d’état ne veut pas dire création spontanée, extraction d’un néant : la technique est depuis longtemps virtuellement contenue dans le principe évolution comme l’un de ses aboutissements. L’efficacité, avant d’être humaine était déjà dans la nature comme volonté de perfectionnement, recherche de solutions les plus adaptées pour résoudre successivement les différents « problèmes » que le mouvement général de la nature se posait en quelque sorte à lui-même.

Il se remarque par exemple dans l’usage du levier comme symbole de la démultiplication de la seule force physique pour aboutir aux différentes modalités de maîtrise de l’énergie. Dès lors, le rôle du technicien de l’intellectuel, du savant prend de plus en plus d’importance et relègue le travail manuel au second plan dans le processus de l’avancée conquérante. Des fonctions et rôles sociaux nouveaux se détachent et sont donc à l’origine de la division du travail.

Cependant entre l’inventeur du feu, celui d’une nouvelle technique de chasse et le dernier prix Nobel de physique, nous trouvons la même impulsion à l’œuvre, un même désir  en marche, la poussée d’un vecteur historique constant qui tend à réaliser dans sa complétude le principe de l’esprit, qui est compréhension des essences à des fins d’accomplissement des finalités de l’Etre (exister avec le plein de puissance).

Si la technique est consécutive à l’évolution, il va de soi qu’elle est également soumise en sa totalité à ce même mouvement progressif et progressiste, que sa finalité est de toujours aller vers plus de perfectionnement et d’efficacité. Ce « sens » du progrès n’est donc pas un acquis culturel de l’homme mais un héritage de notre humanité provenant de « l’accueil » du principe évolution à l’œuvre dans la nature. Mais ce principe de progrès dans la conquête par la technique, comme pour les différentes espèces animales et végétales, suppose son inégale répartition, la volonté de croître et de s’adapter n’étant pas portée selon le même degré par chaque individu. Le principe inégalitaire, à l’œuvre dans la nature, se transfère tout aussi logiquement pour ce qui concerne les différents groupes et individualités humaines. La volonté de conquête technique peut progresser de façon explosive chez certains peuples puis stagner, elle peut à l’inverse régresser, demeurer stable, des civilisations se contentant de reproduire sans grand changement le « système technique » autour duquel s’est construit leur société. Ceci explique qu’à côté de peuples hautement technicisés, disposant d’une puissance conquérante énorme, peut cohabiter des sociétés restées au stade primitif. (A remarquer qu’une fraction de l’histoire de la mondialisation de la planète a consisté en cette rencontre entre l’occident technique conquérant et les autres peuples).

Le fait qu’aient pu coexister sur un long temps des peuples hautement techniques et d’autres plus « primitifs » laisse à penser que le progrès technique (la volonté de conquête) n’est pas une condition inéluctable, une fatalité historique, un déterminisme strict du principe évolution et qu’on peut très bien imaginer que tout l’humain soit resté à tout jamais au stade primitif. A priori rien ne permet avec certitude d’affirmer que le principe du progrès technique  soit nécessaire et non pas contingent. Or, si l’on raisonne dans la durée, il apparaît logique que le principe évolution fasse son œuvre, que la poussée vitale agisse et opère changements et mutations adaptatives. Cette pression adaptative est d’autant plus forte que l’espèce est davantage en concurrence avec d’autres ou avec elle-même. On remarque alors que les peuples ayant peu évolué sur le plan technique ont été isolés, sans contact avec les autres nations. C’est alors l’accroissement du groupe humain sur un territoire donné, la multiplication des échanges que cela suppose et la concurrence qui en résulte qui constitue le moteur de l’évolution technique. Un peuple isolé, qui trouve un équilibre harmonieux avec son milieu n’a a priori aucune raison d’évoluer, fidèle en cela au principe naturel de la « torpeur végétative » par lequel une espèce se façonne en vue de la plus facile exploitation possible de son entourage immédiat et va vers ce qui est le plus commode. A l’inverse une situation instable, risquée, impose de faire preuve d’intelligence adaptative, « de se développer dans les milieux les plus divers, à travers la plus grande variété possible d’obstacles, de manière à couvrir la plus vaste étendue possible de terre «  (Bergson, l’évolution créatrice).

Un groupe humain restreint vivant en quasi autarcie, en équilibre démographique avec son milieu, n’a nul besoin de développer des techniques complexes, d’imaginer des moyens de calculs et de communication (écriture). A l’inverse, les grandes civilisations du nombre (Mésopotamie, Egypte, Chine) doivent progresser dans la technique de maîtrise de l’eau par exemple, mais aussi dans toute une série de techniques annexes (construction) et dans les moyens de calcul et de communication (écriture). Ce sont les défis de la nature et les contraintes du nombre qui conditionnent le principe du progrès technique qui se diffuse dans toutes les zones de l’activité humaine à des degrés divers.

Le progrès, la découverte, l’objet nouveau, n’est pas toujours la réponse à une inquiétude, à un risque crucial, à une insatisfaction ou à une quelconque volonté d’accroître sa puissance. Le libéralisme fait de la mise en danger de sa survie par la concurrence le moteur du dépassement de soi en dénonçant la « quiétude » voire la paresse comme l’indicateur d’une décadence, d’un refus d’aller de l’avant. La découverte peut se faire par plaisir, comme un surcroît de richesse, sans être la réponse à un manque.


[1] Le développement de l’œil chez les mammifères par exemple de même que les modalités différentes du vol chez les oiseaux et les chauves-souris, prouvent que pour un même but, l’évolution s’est faite selon des orientations dissemblables aboutissant à des solutions qui n’ont toujours été les plus fonctionnelles et économes.[1]

[2] L’usage du récipient comment contenant,  se retrouve chez certains animaux. La réponse pour satisfaire un besoin, suppose un choix  restreint de solutions techniques qui s’imposent « à l’évidence ».

[3] On pourrait commencer ce mouvement de libération bien plus tôt, par exemple par  l’acquisition de la station debout pour faciliter la marche et la disposition des mains, le régime alimentaire omnivore également.