5- Missions de l’Esprit
1- La pure matérialité, l’en-soi de l’univers, n’a d’autre sens que d’associer à l’infini ses éléments primordiaux pour constituer étoiles, planètes d’où peut surgir le vivant. Le « projet » de l’univers est tout entier celui de ses constituants dont les associations permettent la créations d’entités de plus en plus complexes.
L’Esprit est l’un des aboutissements de ce processus de la matière sans qu’il soit possible de déterminer s’il s’agit là d’un stade ultime ou transitoire, s’il est possible d’envisager un « au-delà » de l’Esprit encore plus complexe, tel que se produise une autre mutation que celle qui a permis à la matière d’accoucher l’Esprit. Il se peut que l’Esprit ne soit qu’une forme transitoire, un simple moment dans le devenir universel.
Puisque nous avons postulé l’ouverture du champ des possibles comme condition de l’illimité et qu’il n’y a pas d’autre projet de l’univers que celui qui est accessible à l’Esprit, on ne saurait envisager une quelconque finalité et aboutissement : le destin du Tout (et de l’esprit) reste imprévisible.
L’être-là éternel de l’univers de la matérialité témoigne de sa nécessité et ne saurait dépasser les limites de son champ de possibles : la question du sens est le propre de l’Esprit comme sa mission première au service de la totalité universelle. C’est donc à l’Esprit qu’est départie la charge de poser la question du sens et par là même d’y apporter SEUL la réponse. C’est à l’Esprit seul qu’appartient la mission de donner signification et éventuellement direction au projet de l’Univers dont il est une partie essentielle et intégrante. L’Esprit est sa plus grande richesse, sa plus belle réalisation, un point de perfection atteint dans le processus de complexification : sans l’Esprit et malgré les imperfections de son incarnation dans l’espèce humaine, l’Univers serait bien plus pauvre et ne se donnerait effectivement plus aucun sens. L’univers œuvre lui-même pour aboutir à l’Esprit qui est sa création, le sens de l’évolution consiste effectivement à atteindre cette fonction de savoir qui va restituer ou éclairer l’univers sur son Sens, la signification de son mouvement, de son avancée.
L’Esprit, en tant que fonction que l’univers se donne à lui-même pour se connaître, en tant qu’essence pure, doit s’incarner dans un corps et apparaître comme conscience. Nous savons seulement que cette conscience habite seule l’humanité présente, dans l’ignorance où nous sommes s’il existe dans l’infinité de l’univers d’autres formes de vie et de conscience. A l’évidence s’impose désormais le sens, la signification de l’être pur de l’esprit : extraire les essences sur le mode du savoir. Cette connaissance doit s’étendre à la fois à toutes les essences de l’univers mais également, à la réflexion de la conscience sur elle-même. Mais ce savoir sur le Tout universel se décompose en un quadruple savoir dont chaque partie s’emboîte les unes dans les autres : la connaissance de l’Esprit comme essence pure soumise à l’éternelle répétition, celle des essences des étants constituant les mondes, celle de la conscience incarnée dans une humanité présente et enfin celle d’une conscience subjective et individuelle. Chacun de ces savoirs doivent retracer une histoire : celle de l’évolution de l’univers, celle de l’Esprit, celle de l’humanité présente et enfin celle des destins individuels.
Comme on le constate le « don » de la conscience à l’humanité et au sujet individuel n’est en rien privé de sens et n’apparaît nullement comme une monstruosité, une anormalité au sein du cosmos, mais doit s’intégrer à l’histoire de celui-ci, à son projet, que la conscience a justement pour mission de dévoiler. En effet, hors la fonction de l’Esprit l’univers de la matérialité est inapte à dégager les essences et le sens de son mouvement, de son destin. La solitude apparente de la conscience dans « le grand silence sidéral » est la condition même de son émergence, dont la mission est justement d’emplir le grand silence de langage, de sens et de savoirs. L’apparente cruauté d’un arrachement au monde, d’où peut naître la nostalgie d’un retour fusionnel à l’origine, le sentiment d’étrangeté qui peut conduire au non sens et à l’inutilité de l’existant, sont également la conséquence des modalités de la constitution de la conscience comme fonction distincte et séparée de la matérialité naturelle. En comprenant le monde, l’Esprit ne fait qu’élargir l’espace de son étrangeté ou plus exactement sa différence avec la nature stricto sensu.
Sans l’Esprit l’énigme du monde reste dans sa plus totale obscurité, la matière est sans conscience et ne peut s’interroger sur son être. Le dévoilement de l’énigme du monde constitue la mission de l’Esprit qui n’a eu de cesse que de multiplier les savoirs sur celui-ci.
Sans doute peut-on considérer que l’univers peut se passer d’une conscience qui le réfléchit. Mais les commandements de la nature n’ont que faire des appréciations sur l’opportunité et l’utilité d’une conscience qui pense la nature : l’Esprit est sa réalisation, son projet, le point le plus complexe, le plus perfectionné que la nature a atteint. L’humanité peut disparaître, la matière retourner à sa matérialité, il n’en demeure pas moins que l’Esprit, comme conscience de la matière a été et sera à nouveau : sa présence justifie son existence comme nécessaire et utile puisque ayant sa place dans le mouvement du Tout.
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Dévoiler les secrets de la nature ne consiste pas en une pure extraction d’un lieu où ils se dissimuleraient : le savoir ne se trouve caché nulle part, selon une forme qui ne serait pas celle de la pensée. Le savoir de la pensée est pure originalité, une rupture d’état avec le système réflexe antérieur de l’ordre des vivant, lui-même issu des principes d’action et réaction à l’œuvre dans la matérialité physique brute. S’il y a bien dans la pierre ou dans la sève de l’arbre un quelque chose qui aurait quelque connivence avec la pensée proprement dite puisque pour exister chaque étant doit disposer d’un système organisé de connaissance de son milieu pour y agir ou réagir, la conscience apparaît cependant de l’ordre d’un savoir plus englobant, plus général. Bien que redevable de tout le processus de création, s’y trouvant préfigurée dans les systèmes auto-régulés et réflexes, la pensée, comme extériorité à la nature doit, pour justifier sa fonction, détenir un statut propre comme singularité. Mais comme « fonction » singulière, la pensée n’est pas supériorité : elle est à sa place, dans l’économie générale de l’univers, strictement soumise à son destin. Ainsi, par l’Esprit, la nature sort d’elle-même comme réflexivité, conscience. Dès lors, le sens de l’univers et celui de l’Esprit ne sont pas distinguables. Tout éclaircissement du sens de l’aventure, toute découverte est auto découverte du destin de l’univers. La séparation fondatrice Esprit/nature s’intègre dans un TOUT universel dont on ne saurait dissocier un seul de ses éléments, fonctions ou essences. La place naturelle et fonctionnelle de l’esprit est dans le monde, accomplissant comme chaque étant sa mission entendue comme l’accomplissement de ses possibles dérivant de sa constitution, de son essence, de ses propriétés. Ainsi de la « mission » de l’esprit est à l’égale de celle de l’arbre qui est de produire bois, feuilles et fruits pour sa reproduction, et qui ne peut sortir des limites imposées à son espèce selon une temporalité donnée (sous réserve de mutations permettant le passage d’une espèce à une autre). Il n’y a pas d’autre forme de savoir sur l’universel que le savoir issu de l’Esprit incarné dans la conscience collective de l’humanité. Il ne saurait en conséquence se trouver « quelque part » un en soi de ce savoir qui se dissimulerait dans le même temps/mouvement où il serait dévoilé. Le mystère du savoir qui s’extrait n’est pas issu d’un lieu où se situerait l’essence de la vérité, comme si le procédé même de la création posait une limite à jamais infranchissable, un inconnu absolument inconnaissable à l’Esprit. Cela supposerait qu’un savoir d’un autre type serait accolé au savoir de l’esprit pour lui donner son authenticité, ses conditions de possibilités. Cette conception heideggérienne renouvelle et reproduit le geste métaphysique d’une coupure Esprit/nature, celle-ci, la nature – l’autre de l’esprit – réservant le secret de son être, à jamais inaccessible. C’est ignorer que l’Etre de la nature et celui de l’esprit procèdent d’une identique essence, que l’ouverture par laquelle l’esprit s’incarne dans l’humain est naissance du savoir, création par la nature d’une fonction de savoir dont la mission est de se comprendre comme nature. Ce savoir est absolu au sens où il ne saurait y avoir d’autres types de savoir possible puisque tout savoir suppose une séparation entre le sujet et l’objet. L’esprit est alors le procédé de la nature où s’installe la plus grande distance entre une capacité de saisine et l’extériorité : la vastitude et complexité de l’univers. Mais ce savoir qui atteint l’universel dans l’Esprit est un prolongement et une complexification du savoir que chaque étant individualisé détient pour comprendre son extériorité, de sorte que l’Esprit est déjà et toujours à l’oeuvre dans la moindre particule de matière par ses actions et réactions. *** On ne peut imaginer un mystère irréductible au savoir humain puisque l’existence de ce mystère signifierait que la nature se dissimule à elle-même son essence, qu’elle se donne tout à la fois l’instrument de sa propre compréhension tout en se le retirant et, en se dévoilant, dans le même temps, se voilerait. La vocation de l’Esprit est justement de comprendre avec l’intention de poser ses fondements : cette compréhension n’aurait aucun sens si elle était initialement et définitivement amputée de sa finalité ultime qui constitue sa « raison d’être ». Ce cercle ontologique constitue le trajet par lequel l’esprit ramène constamment le phénomène vers ses fondements. Cependant, nul ne peut prévoir aujourd’hui et pour les temps futurs si les capacités de l’esprit ne vont pas rencontrer de limites, s’il ne va pas se trouver un temps où sa constitution, les limites de la corporéité également, ne vont pas rendre tout progrès impossible, et s’il ne va pas demeurer une structuration interne à l’univers à jamais dépassable, une impossibilité non pas à comprendre mais à modifier l’inéluctable devenir de la matière. Il en sera de même des catastrophes naturelles pouvant advenir à la Terre, ou celle provoquée par l’action humaine. Il en va également de la clôture possible de l’aventure humaine réduite à la seule conquête terrestre, sans possibilité de coloniser des planètes nouvelles. Mais il se peut aussi qu’une « rupture d’état » essentielle dirige l’aventure de l’esprit vers de tout autres horizons que nous ne pouvons, pour l’heure, imaginer. 2 – Dissociation des essences et unification par le conceptPar mission, il faut entendre pour chaque étant le champ des possibles qui dérive de ses propriétés et qui délimite son domaine d’action et de réaction propre, sa niche écologique.
1 – Le savoir humain va tendre à saturer ce champ des possibles pour en circonscrire les limites. Ainsi de la cartographie et de la connaissance de la géographie terrestre. La planète Terre était donnée à l’origine comme un champ de possibles limité, la découverte de l’existant a consisté à mettre à jour les territoires, pour atteindre, avec la cartographie satellite les limites de la connaissance où les gains de précision deviennent de moins en moins utiles. Ainsi, lorsqu’un chercheur découvre un matériau nouveau, il n’extrait pas celui-ci d’un pur néant mais ne fait que dé-couvrir ce qui était contenu comme potentialité dans un réservoir des possibles qui de tout temps – de toute éternité – se tenait en retrait, dans l’attente des conditions de son paraître. Ces principes fondamentaux, qui commandent à toute création ne sauraient être différents pour ce qui est de la création de l’homme. Il est dans l’ordre de l’avancée de l’esprit vers sa propre compréhension d’imaginer une extériorité le surplombant, des forces incontrôlables, un Dieu origine et cause du tout, un en-soi du monde inaccessible et qui constituerait une limite infranchissable à son savoir. La fondation d’un absolu transcendant, un Grand Dehors traduit cette impuissance et cette nécessaire humilité face au mystère du créer. Or, l’Esprit est justement cette véritable extériorité recherchée en même temps que totale intériorité à lui-même. Il est le transcendant lui-même, le méta-physicien, l’au-delà de la physis matérielle. Il n’est pas d’idée qui traite de l’absolument infini ou du totalement impensable qui ne relève pas du pouvoir de l’esprit. La limite extrême de la pensée c’est la matérialité brute, c’est l’autre qu’elle-même, c’est la pensée totalement absente d’une conscience. La matérialité s’organise du plus simple au plus complexe. Ce n’est pas une complexité liée à la quantité d’éléments additionnés : elle relèverait plutôt d’une thématique s’exprimant en un certain nombre de variations simples ou très savantes. Son principe est la succession de conjonctions d’éléments et leur dissociation qui est à la base de tout le système du cycle. Par celui-ci, les essences passent à l’existant pour se disloquer ensuite, tout le mouvement de la nature est un éternel recyclage, un élément donné, un atome pouvant participer successivement à la constitution de différents étants. 2- Pour sa part, l’esprit procède d’une façon exactement inverse. Sa parution s’effectue par une dissociation interne à la matière par laquelle le système réflexe en se complexifiant se fait pure réflexion, conscience de la matière. Pour une conscience naissante, l’univers apparaît comme un tout homogène, compact et indistinct. L’esprit doit séparer pour distinguer, poser des catégories grâce auxquelles il va classer les étants. Cette opération de séparation/distinction s’effectue dans le même temps où il y a élaboration du concept unificateur. La pensée doit séparer, isoler les différents éléments du réel pour le réunifier par le concept au sein de l’esprit. Un individu se constitue par rassemblement d’autres que soi (l’un-multiple) pour exister puis disparaît par la dispersion de ses constituants rendus à une nouvelle individualité séparée. Le chemin de l’esprit est inverse : il doit dissocier l’enchevêtrement des étants en isolant des individualités qu’il va classer dans des catégories afin de les relier, sur le mode de l’esprit, dans un concept unificateur. L’esprit a donc pour mission/finalité de reconstituer le Tout des mondes par liaison de toutes les essences au sein d’un savoir universel qui est connaissance par l’univers de lui-même. Ainsi le corps humain est-il composé d’une quantité finie d’éléments simples (atomes, cellules) organisé en partie plus complexes (ossements, coeur, sang, muscles etc). Pour connaître chacune de ces parties la science médicale a besoin de les isoler pour en faire des champs d’étude particuliers (hématologie, chirurgie,cardiologie etc). L’esprit est donc par essence l’universel puisque sa fonction est de relier chacune des parties au Tout, et d’immerger consécutivement chaque individualité dans le fondement, de reconstituer sur le mode du savoir la Totalité éparse de l’univers qui peut ainsi se connaître lui-même. Lorsque L’Esprit ré-fléchit sur le pourquoi de sa réflexion, la possibilité de la question contient indissociablement la réponse. C’est parce que l’Esprit est ce dédoublement, cette mise à distance par lequel il distingue l’être du non être, la présence de l’absence, qu’il peut formuler la question. La présence de l’Esprit à lui-même est permanence de la question en tant qu’il interroge son essence comme différence, qu’il se constitue et se pose en s’opposant, qu’il se saisit du mystère de cette dissociation, qu’il cherche un sens quelconque en réponse. En conséquence, il n’appartient pas à l’Esprit de faire exister le monde sur le mode de la matérialité mais simplement sur celui de la pensée. En dé-couvrant la création, il peut manifester son étonnement « qu’il y ait le monde et non pas rien « et s’interroger sur le mystère de la création et sur le sens de sa présence. Ce mystère du créer comme présence surprenante du monde à lui-même et de l’esprit au monde peut laisser penser qu’il se trouve une limite entre le champ du penser au-delà de laquelle s’ouvre l’espace de ce mystère où la pensée ne peut avoir accès. Cela serait le domaine de l’indicible, celui du divin à jamais refermé sur lui-même. Mais en questionnant selon cette direction, nous mettons sur le même plan deux rapports au créer : celui de la matérialité et celui de l’Esprit. Le monde en sa matérialité c’est une substance existante : la substance de l’espace, ce sont les lois de sa transformation à partir desquelles la création et l’évolution du monde est possible. La compréhension de ces lois est pénétration dans le mystère de la création, lequel ne cesse d’être dévoilé et participe de l’Odyssée de la conscience à la recherche de sa vérité. A supposer que l’Esprit parvienne au dévoilement de l’ensemble de ces lois de fonctionnement de l’Univers de la matérialité, il restera confronté au mystère de la présence de la substance constitutive du monde et de ses lois immuables qui le font évoluer et demeurer dans son être-monde. A supposer qu’il arrive au terme de ce travail de dévoilement, l’Esprit n’en demeurera pas moins dans l’espace de sa mission : de faire exister le monde sur le mode de la représentation et qui autorise même à poser l’existant comme mystère. La Création en sa matérialité se trouve complétée par la Création sur le mode de l’Esprit dans une totalité qui referme l’aventure de l’Univers sur elle-même. En apprenant la nature, en approfondissement ses connaissances, l’Esprit avance plus avant dans son savoir sur lui-même, pour ajuster chaque fois un peu mieux son positionnement dans l’Univers. Ainsi des découvertes de l’astrophysique moderne, des lois de l’évolution, des mécanismes de la reproduction génétique. Il s’éloigne alors de plus en plus de ses origines de matière-sans-conscience, de l’animalité réflexe. Cela suppose que le projet de l’univers ait été dès l’origine envisagé dans toutes ses conséquences, qu’il y ait un début et une fin et que la notion d’éternité ne puisse se comprendre que par l’idée d’un cycle plus ou moins long indéfiniment répété. C’est prêter au projet cosmique une intelligence tout à la fois infinie et limitée, une direction définitive à l’exclusion de toutes les autres et un savoir absolu sur cet unique destin auquel l’homme n’a pas accès. C’est dans le fond poser à la nature des limites qui sont celles actuelles des hommes. Mais c’est également soustraire l’homme, son aventure propre, à l’aventure cosmique, c’est réduire le destin de l’univers à celui de simples mutations de la matière, création et destructions d’étoiles, cataclysmes et créations multiples, c’est limiter le destin de l’univers à celui de la matière » matérielle « , alors que la nature, l’univers, s’est donné un « fonction nouvelle » pour poursuivre son odyssée : l’Esprit. 3 – Devenir de l’Esprit et responsabilité de l’humanitéLorsque l’homme transforme la matérialité selon sa volonté afin de satisfaire ses besoins, il ne fait jamais qu’obéir à sa mission et, puisque cela est possible, cela devait être. Il n’y a donc aucune raison externe à la Raison de limiter la volonté de puissance de l’Esprit, de l’homme dans la conquête du savoir et de la matérialité. En transformant la matérialité selon ses fins propres, l’homme complète et enrichit la création. Les œuvres d’art tout autant que les objets inventés, les espèces nouvelles créées, sont autant d’ajouts à l’œuvre initiale de la nature. Le monde devient effectivement un monde par l’homme et pour l’homme et on ne voit pas quelle transcendance interdirait son expansion, pourquoi il ne pourrait s’étendre et se développer selon son bon vouloir, pourquoi il fixerait lui-même des limites à l’infini de ses désirs. Prométhée n’a pas à se sentir coupable d’avoir volé le feu au ciel puisque qu’il n’a fait qu’obéir à sa mission et tenter d’accomplir les possibles qui lui étaient accordés. Rien ne s’oppose à une colonisation de tout le système solaire si l’humanité en a le génie, si elle parvient à en maîtriser toutes les difficultés techniques. De même, son expansion hors du système solaire est de nature à relancer l’aventure humaine puisque celle de la conquête physique de la Terre est achevée. Cependant, un grave danger guette l’humanité présente : le rétrécissement du champ des possibles à mesure que croît la volonté de puissance de plus de 6 milliards d’individus. Une humanité quasi oisive se disputant les dernières ressources rares, sans projet de dépassement, sans extériorité à conquérir, c’est l’amorce et l’annonce de sa fin, l’achèvement du projet, d’un moment particulier de l’Esprit incarné dans l’homme. La disparition de l’humanité, c’est celle d’une incarnation de l’Esprit , c’est le retour au grand silence sidéral de la matérialité. Sa survie, qui ne peut s’opérer sans un nouveau déploiement, n’est pas destinée à rassurer les hommes terrorisés désirant se perpétuer dans leurs œuvres et leur être, mais celle de l’Esprit comme œuvre du cosmos. L’échec, la fin de l’humanité, c’est l’échec du cosmos dans son projet de se comprendre lui-même et de créer du différent et de la nouveauté.[1] Aussi, la responsabilité de l’homme est-elle considérable : il ne doit pas simplement être un gestionnaire rigoureux de la Terre et de toutes les espèces vivantes, mais être responsable de Toute la création, du Cosmos lui-même car sa mission est de l’enrichir, de lui donner sens, de repousser toujours plus loin ses limites. Si l’Esprit est auto-fondation du sens puisqu’il n’existe pas un au-delà de lui-même, une divinité « plus pensante que la pensée » alors il peut s’attribuer le sens, la mission en conformité avec sa nature : le fait de donner le sens est le Sens lui-même. Aussi, l’Esprit est bien la fonction qui donne sens au cosmos, son orientation, sa finalité selon un double mouvement de compréhension de ses lois mais aussi, et consécutivement, de ré-orientation, de correction. Il va de soi que le principe de vie qui commande à la volonté de puissance de l’esprit ne peut aller à l’encontre de lui-même et qu’il doit toujours intervenir à la fois comme conservation et avancée. De fait, si la marche conquérante de l’homme présente un risque à la fois pour sa propre préservation écologique et pour les autres espèces de sorte que le principe de richesse que représente l’homme dans la nature aboutisse au contraire à un appauvrissement et une dévastation, il importe que l’homme mette son génie et sa puissance pour corriger sa marche. Aussi, comme tout « vainqueur » l’homme a désormais des devoirs vis-à-vis de ses « sujets » puisque s’est effectué une sorte de transfert des responsabilités, de la nature « divine » à l’humanité. 4- Esprit, essence et expérienceOn constate un rapport de proximité entre l’essence – entendue comme principe immatériel commandant à la constitution des étants – et l’Esprit arraché lui aussi à la matérialité du cosmos. Comment comprendre ce rapport ? Nous avons vu que l’Esprit se donne comme une fonction d’extériorité de l’univers de la matérialité qui est autorisée, par cet écart constitutif, à en constater l’existence non sur le mode du fait brut mais par le moyen d’une conscience incarnée. Or cette fonction d’extériorité ne résulte pas d’un phénomène sui generis, d’une naissance ex nihilo mais s’est façonnée progressivement dans une histoire qui est celle d’un long rapport de compréhension et de maîtrise des essences. Il s’agit d’extraire les lois et modes de fonctionnement d’un étant pour agir sur lui, le transformer à des fins propres à l’agent. (Nous verrons plus loin comment la conscience a pu progressivement se constituer et se développer par une dialectique conscience-réel.) Développement de la conscience et « prise » de conscience des essences sont donc intimement liées puisque la croissance de l’un dépend de la saisine de l’autre. Lorsqu’une essence est saisie par la conscience elle y demeure en la « forme» d’une idée. Cette idée est ce qui emplit la conscience, lui donne un contenu et permettra par la suite les associations d’idées qui ne résulteront plus d’une extraction directe des essences (conscience déductive). Le savoir sur le monde, la connaissance relève de la mission « naturelle » de l’Esprit, seul habilité dans l’univers par les principes qui le régissent à dire le Tout par le moyen de l’Idée qui traduit plus ou moins exactement ce qu’il en est des principes et propriétés qui commandent et organisent l’univers. Hors cette mission de l’Esprit, l’univers se trouve dans l’impossibilité de se connaître sur le mode métaphysique et reste enfermé dans sa matérialité. Inversement, hors cette connaissance des essences de l’univers, l’esprit ne peut se connaître lui-même. Mais une telle connaissance suppose bien évidemment que le récepteur dispose préalablement des facultés aptes à se saisir des propriétés manifestées. Ainsi un aveugle ne peut extraire la couleur de l’objet et il n’est que certains bruits que l’oreille humaine peut percevoir. Toute connaissance suppose une structure d’accueil prédisposant au traitement d’un savoir quelconque. Nous verrons plus longuement comment au cours de l’histoire de son développement la conscience se construit progressivement en partant du simple réflexe pour aboutir à la réflexion. Il se trouve en effet, que le réflexe suppose une relation avec un milieu, avec d’autres étants, et représente le mode primaire de connaissance par lequel l’inerte tout autant que le vivant s’adapte et réagit. L’apparemment inerte, une particule, dispose de propriétés (attractives et répulsives) qui s’analysent comme le mode premier du « réflexe » de la matière. Le cerveau humain, organe le plus complexe du créé, est l’aboutissement du processus d’évolution par lequel la matière passe du réflexe à la réflexion, à l’idée. Ceci conduit au constat suivant : l’acquisition des catégories fondamentales de la conscience, les structures d’accueil permettant de prélever les essences sont toutes issues de l’expérience. On ne peut définir aucune connaissance a priori qui ne soit plus ou moins directement consécutive à une expérimentation passée. Il en va de même pour les sentiments ( douleur, froid, joie etc) qui s’expriment par le corps et sont traitées et analysées par la conscience. Allant plus loin, on peut dire qu’aucun concept n’est purement abstrait (même les concepts mathématiques) qui ne mette en œuvre des opérations de l’esprit apprises ou transmise par expérimentation. Il n’est pas jusqu’aux objets purement imaginaires qui ne doivent emprunter quelques propriétés au réel (ainsi une bête fantastique est un composé de fragments du réel, le concept même de bête renvoie à un signifié existant). Le processus d’individuation des essences passe par la nomination d’un objet, d’un phénomène, avant sa classification pour une éventuelle manipulation et maîtrise. Ainsi, la conscience est entièrement façonnée par son rapport au monde et son « abstraction » croissante des essences par laquelle le monde brut de la matière passe à l’Idée. On ne peut rencontrer aucune connaissance a priori qui surgirait ex nihilo de l’esprit sans que celle-ci ne résulte du processus d’induction et de déduction à partir d’un savoir issu de l’expérience. Mais induction et déduction ne sont pas non plus des facultés innées mais consécutives à un long apprentissage qui figure dans l’histoire du développement de l’esprit. Il en va de même des catégories éthiques (le bien, le juste) et esthétiques ( le beau), de l’amour , qui résultent d’une expériences des rapports humains et de celle du goût ( voir Socrate et Platon dans la construction des idéalités à partir de l’expérience commune, à cette différence près que les idéalités étaient pensées comme éternelles, descendant du ciel des idées et constituées en mémoire). Ainsi, la conscience reflète et réfléchit le monde tel qu’il est, et en le reconstituant, elle se constitue elle-même. Il n’y a donc pas lieu d’opposer réalisme/matérialisme et idéalisme puisque tout ce qui peut être connu du réel prend la forme de l’idée. Réalisme et matérialisme purs ne concernent que la simple déclaration de présence du monde et des étants dans leur pure et unique substantialité. Toutes leurs propriétés extraites le sont par l’idée qui les « reconstitue » sur le mode du savoir. Ainsi se trouve fondée et justifiée la thèse selon laquelle l’essence propre de l’Esprit est d’extraire l’essence des objets, êtres et événements qui font un univers. Il ne se trouve pas un fossé à jamais infranchissable entre l’en-soi à jamais refermé sur lui-même du monde et la Vérité de la matière/physis. Il n’y a pas d’arrière monde, de mystère irréductible de l’objet, un savoir inconnu défini a priori comme inaccessible : les objets du monde sont constitués par la matérialité brute que structurent des essences. L’en soi de l’objet, la limite ultime de la connaissance ne peut déboucher que sur ce pléonasme : la matière est constituée de matière et celle-ci de prématière. La loi scientifique des essences qui est découverte, si elle est vérifiée, dans son champ de compréhension, correspond au fonctionnement sans mystère du réel en tant que tel, dans cette circonscription du savoir limitée et provisoire. La connaissance remplit et sature peu à peu les cases vides de l’ignorance, et cela dans tous les domaines. Il existe une limite au savoir dans tous les espaces de recherche telle que, à mesure qu’on s’en approche, chaque progrès effectué devient de plus en plus difficile, coûteux, de moins en moins rentable en termes d’utilité et d’intérêt supplémentaires. Ainsi, s’établit un double rapport au monde : celui du constat de l’existence d’un monde réel, extérieur à la conscience (il y a monde) et celui d’un rapport à ce monde sur le mode des essences (pourquoi il y a monde, l’objet, la conscience, son fonctionnement, l’analyse de ses propriétés). La première approche sera dite réaliste (Constat d’un phénomène : le réel est), la seconde idéaliste (analyse du comment et pourquoi d’un phénomène prise par la conscience des essences). Il va sans dire que le simple constat ne peut être exempt d’un « déjà analysé » des essences (capacité à se représenter l’objet) et que l’analyse se fait toujours à partir d’un être-là objectivé. Il est d’évidence également que le constat d’existence ne dit rien de plus que le « cela est » condition initiale à tout extraction d’une essence par les idées. Le discours sur les essences (celles de l’Esprit, de la conscience et du monde) est nécessairement postérieur à cette déclaration initiale et fondatrice de tout savoir. Ainsi par exemple, les opération mathématique élémentaires (addition, soustraction, multiplication) résultent d’une expérimentation, d’opération effectuées sur le réel qui se prête ainsi aux manipulations. Il n’apparaît donc pas logique, au sens d’opération faisable, dans le même temps d’additionner et de soustraire une même pierre d’un tas constitué: l’action et la réaction s’annulant immédiatement. La nullité mathématique (le signe zéro) trouve sa traduction dans le réel : il ne se passe rien. L’esprit se structure en expérimentant le monde, en se confrontant à ses lois, en les comprenant. Cette lente auto constitution de l’Esprit, ce qui peut sembler être des » catégories naturelles « , des structures a priori, sont elles-mêmes élaborées par une longue suite d’expérimentations, d’améliorations. Ainsi, le positionnement dans l’espace est-il déjà le propre des animaux, le dénombrement existe sous forme embryonnaire chez eux, certains modes de communication etc. L’espace n’est donc pas une catégorie a priori comme chez Kant qui permettrait de définir l’originalité de l’Esprit, mais le concept d’espace est-il déjà expérimenté comme condition d’existence du mouvement dans le règne du vivant. L’enfant découvre l’espace en structurant ses réflexes (se tenir debout), il expérimente les distances, la proximité, le positionnement, les rapports spatiaux des objets. L’espace constitue donc une catégorie acquise par l’expérience non une catégorie a priori. Certes, il dispose des capacités d’apprentissage mais celles-ci doivent être mises en œuvre lors d’une expérimentation. La découverte de l’espace comme extériorité à soi n’est donc pas un donné mais un acquis, sauf à déclarer que l’espace, bien évidemment, préexistait au savoir sur lui-même : or toute connaissance, par définition doit être disponible et antérieure au sujet qui va l’appréhender. L’homme alors ne fait que » porter au concept » ce qui est l’une des conditions d’existence de l’Esprit comme faculté à produire du concept: l’ouverture du monde comme espace. Il en va de même du temps qui est expérimenté sur le mode de la durée (absence de la mère) et du rythme (jour/nuit) et de la mesure (horloge). Il n’y a pas de savoir a priori dont les éléments ne résulteraient pas d’une expérience ou d’un savoir antérieur acquis ou transmis. L’intégralité de la connaissance métaphysique s’est constituée à un moment ou un autre par expérimentation et compréhension directe des essences et leur mémorisation. Si l’on s’accorde à penser que les ordres minéral et surtout animal se sont constitués, dans le processus de l’évolution par action/réaction, adaptation de l’espèce au milieu, que chaque fonction a été façonnée par cette interaction, que le système génétique par exemple s’est en quelque sorte auto constitué, que l’inné lui-même est le produit d’une évolution puisque ne pouvant résulter d’une génération spontanée, qu’avant l’apparition du code génétique il y avait déjà les éléments embryonnaires de sa constitution, alors on en conclura que la construction de l’esprit, qui est poursuite de cette évolution, dans ses opérations les plus élémentaires et les plus simples est consécutif à une expérimentation du réel. Si le procès historique de la connaissance consiste en une mise à jour de vérités incomplètes, provisoirement exactes, s’il se trouve un principe de progrès, ceci reflète le principe d’évolution et de complexité de l’ordre de la nature. En découvrant les lois de la physis, l’Esprit dévoile ses propres structures, la parenté interne, constitutive, originelle, la familiarité entre la logique qui structure les lois de l’univers et celles de l’Esprit. [1] De fait, la fin de l’humanité est indifférente au cosmos, d’autant que l’éternité de l’Esprit postulé ici laisse à penser que d’autres « humanités » surgiront dans d’autres parties de l’univers. |