11- Divisions de la métaphysique
I – Le déploiement de la science, du savoir
A partir de la tripartition originelle (observation, synthèse, action) trois sciences particulières se sont déployées : sciences de l’observation, de la réflexion, de l’action. Nous pourrions imaginer les premiers hommes accomplissant chacun pour sa part les 3 fonctions simultanément. Mais, à mesure que s’étend la connaissance, celle-ci procède par scission, scissiparité, surgissement d’une branche nouvelle à partir d’un tronc commun : c’est le développement arborescent. Ainsi s’opère une division symétrique entre le savoir et ses usagers, qui a pour corollaire division du travail et des fonctions. La rupture entre pratique et théorie, entre théoriciens et praticiens s’opère assez tôt qui a vu surgir les figures du prêtre/guérisseur et le chasseur/guerrier. Le prêtre/guérisseur se scinde entre religieux et médecins, du religieux se déploie de nouvelles ramifications, celles du philosophe, clerc, artiste, scientifique etc..
De la fonction chasse/guerre, se détachent le chef politique, l’agriculteur et le pasteur, le commerçant, l’artisan, l’industriel et le technicien. Etc.
Ce qui est à remarquer dans l’histoire arborescente, c’est que celle-ci est identique à celle de l’évolution biologique des espèces. L’unité sciences humaine/biologie trouve ici son fondement théorique, dans le parallélisme structural entre le développement de la conscience et celui de l’organisme, du cerveau. Qu’ensuite ce parallélisme se rompt parfois, c’est justement une confirmation de l’approche arborescente, du développement divergent à partir d’un tronc commun.
Ainsi, à partir d’une base commune, deux fonctions, deux savoirs peuvent-ils se développer selon des intensités différentes, coexister pendant un temps, puis l’une, la plus ancienne peut soit s’éteindre, soit évoluer dans une direction différente. Si l’on prend la figure unitaire du chasseur/guerrier s’étant scindée entre agriculteur/éleveur et guerrier/politique, on s’aperçoit par exemple que le chasseur peut cohabiter un temps avec l’agriculteur/éleveur puis être subsumé par l’éleveur. Ainsi de la fonction religieuse qui s’est ramifiée en multiples religions d’où est sortie la philosophie. Philosophie et religion ont très longtemps cohabité selon des intensités différentes et on assiste depuis les temps moderne à une certaine régression relative du religieux (dans certaines sociétés) et à une plus grande extension de la dimension philosophique. Pareillement avec le rôle dominant actuellement de l’artiste s’étant autonomiser tout à la fois du religieux et du philosophique.
Ainsi, ce n’est pas la dialectique hégélienne des contraires, le rôle de l’opposition du négatif qui commande toutes les histoires (celle des espèces, celle de l’esprit), mais le déploiement concurrentiel des quasi- identiques à partir d’une différenciation qui s’origine sur une base commune. Les différents à partir du même se maintiennent liés au contraire par un rapport permanent de leurs forces, ou, plus sûrement parfois, continuent-ils leur évolution sans se rapporter aucunement l’un à l’autre. Ce n’est pas tant la puissance de l’un qui abaisse celle de l’autre, mais l’affaiblissement progressif du moins adapté à l’évolution du milieu, des idées, l’inadéquation croissante entre le projet et les nouvelles exigences du réel/de la société.
Par exemple, le développement de la médecine moderne ne s’est pas effectué par négation/dépassement de la médecine dite naturelle, mais grâce à son efficacité supérieure. Cela n’empêche pas encore aujourd’hui le maintien de cette dernière, preuve que l’extension de l’un n’est pas liée symétriquement à la disparition de l’autre. Ainsi donc l’évolution des espèces qui voit exister simultanément des catégories en progrès, stagnantes ou récessives. Aucune n’est négation de l’autre mais tentatives plus ou moins réussies de s’exprimer au maximum de la puissance que leur autorise leur essence pour s’adapter et résister au mieux à la volonté de puissance des autres espèces.
Par ailleurs, si effectivement une part l’histoire humaine peut s’analyser comme une lutte des forces opposées, elle est également basée sur la coopération et l’entraide, le recours la coopération du groupe pour développer les capacités de vie et de survie. Il en va de même dans le règne animal où seules se combattent les espèces exploitant une même niche écologique mais où on s’aperçoit que les conditions de l’équilibre naturel dépendent du maintien d’une certaine structure de la chaîne alimentaire de dépendance réciproque.
Les divisions de la métaphysique
Le propre de l’esprit est d’être métaphysique car il doit se détacher de la matérialité physique pour être. La métaphysique n’est donc pas la science des fins dernières et des absolus transcendantaux, mais totale immanence, collection et travail sur l’ensemble des savoirs et expériences humaines. La métaphysique ne se trouve pas non plus au sommet d’une hiérarchie des savoirs mais c’est ce savoir lui-même. Dés lors la métaphysique peut se diviser presque à l’infini en sciences particulières. Cette division peut s’opérer à partir de la définition de l’objet sur laquelle portent les opérations de l’esprit.
Une confusion constante règne depuis Aristote notamment, sur la délimitation entre métaphysique et philosophie toutes deux considérées comme reines des sciences comprenant tous les principes des sciences particulières et les fins dernières. La métaphysique présuppose une hiérarchie dans le savoir philosophique dont elle serait le sommet (traiter l’être en tant qu’être) ce qui est une façon arbitraire de reléguer la philosophie à une place subalterne. Nous identifions désormais la métaphysique en tant que l’autre de la physique dans sa matérialité brute (nous aurions pu utiliser le terme d’alterphysique,) qui traite de la collection des savoirs empiriques. Métaphysique et savoir sont donc strictement synonymes et à la limite, nous pourrions aisément nous dispenser d’user du terme métaphysique. Il présente cependant l’avantage de fonder et de marquer la coupure théorique entre l’univers de la matérialité et celui de l’esprit, entre l’objet et le concept. 1- Matière et essence Deux grandes divisions s’imposeraient immédiatement, selon que l’étude traite des essences de la matérialité ou de l’essence de l’homme, son statut, son être et son devenir. Or à l’évidence il est impossible de dissocier les essences physiques de celles de l’homme puisque celui-ci ne peut artificiellement être arraché par l’analyse à sa matérialité originelle, à son milieu, à son corps. Vouloir séparer sciences de la matière et sciences de l’homme revient à réinstaller la division physique/métaphysique en réservant à cette dernière une position transcendantale en opposition au réel physique conçu alors comme science des objets « extérieurs » à la conscience. C’est encore réintroduire la séparation idéalités/réel, esprit/matière, transcendance/immanence, alors même qu’il n’y a pas opposition mais rapport d’engendrement. Cela aboutit également à séparer la philosophie, comme science première de l’homme, de la science proprement dite chargée du savoir sur la matière. Or, le travail de l’esprit consiste dans son rapport à la matérialité à extraire les essences, travail qui participe de l’avancée de la conscience pour atteindre la complétude de son projet. Il n’y a de science que des essences et d’essences que métaphysiques. (Nous avons vu en effet, que l’extériorité de la matérialité à la conscience était le simple fait d’être-là comme matérialité brute, la totalité des propriétés perceptibles devant être traduites en essences par l’esprit à des fins de réflexion et d’action sur le réel). Aussi, avons-nous un savoir unique qui est la métaphysique divisée en un certain nombre de sciences particulières qui toutes traitent d’un domaine spécifique. Mais s’il y a un ensemble (la métaphysique) qui juxtapose des connaissances spécialisées sans autre lien que d’être partie de cet ensemble, il y manque un opérateur de liaison pour les mettre en rapport, les fédérer, leur donner un sens relativement à la totalité. Mais cette mise en rapport suppose à chaque fois d’extraire pour chaque science sa quintessence qui la justifie comme partie du tout et par là même la relie, lui donne sa place : chaque spécialité doit pouvoir se remémorer qu’elle est issue d’une fragmentation d’un savoir métaphysique unique et doit recevoir ordres et missions d’une instance totalisante à laquelle de plus elle devra rendre compte de son activité. Sans doute, s’agit-il là de réintroduire un ordre hiérarchique indispensable mais celui-ci ne se fonde plus sur la division entre les essences abstraites et l’ordre du réel matériel, entre spiritualité et matérialité, entre idéalisme et réalisme. 2- La philosophie
La philosophie traite donc des lois et principes généraux de la matérialité et de l’esprit, et détermine les lois volontaires du devenir de l’esprit et du cosmos. Science fondamentale du rassemblement des savoirs empiriques ou particuliers, elle marque l’Unité de l’esprit et exprime au plus haut point sa fonction de synthèse et d’analyse de toute l’étantité qui est sa mission spécifique au sein du cosmos. La philosophie commence là où la science s’est arrêtée ou stagne. Il est par ailleurs dangereux qu’une spécialité scientifique se pense totalement autonome au risque de laisser dériver sa volonté de puissance, et doit garder des liens avec la philosophie qui a pour charge de relier le savoir spécialisé avec le Tout de la connaissance. Ainsi par exemple pour la physique, la définition du principe de réalité appartient à la philosophie puisque s’appliquant à toutes les disciplines. Le philosophe se doit d’être le gardien du principe de réalité envers et contre tous puisqu’il est impossible qu’un existant n’ait pas quelques propriétés qui le qualifie comme réel. Dès lors, ce n’est qu’après avoir positionné la philosophie comme fonction de synthèse de toutes les sciences, qu’il convient de diviser la métaphysique en sciences de la nature matérielle et de l’homme (d’où est exclue bien évidemment la philosophie). Dès lors, la philosophie se situe à la fois DANS la métaphysique puisque celle-ci se contente de juxtaposer les savoirs et HORS d’elle puisque la fonction de synthèse est par définition dégagée du champ de l’empiricité. Il devient ainsi possible d’unifier les lois qui s’appliquent à l’univers de la matérialité (sciences physiques) et celles qui s’appliquent au vivant (biologie). De même, dans les sciences de l’homme (histoire, politique, économie, ethnologie, linguistique etc) on pourra par exemple traiter de l’évolution historique à la fois dans le devenir du cosmos mais également en liaison avec les principes généraux de l’évolution, en rattachant ce développement à ses bases matérielles, géographiques et biologiques. Il s’agit maintenant de montrer comment fonctionnent ces considérations théoriques précédentes à partir de l’exemple des rapports entre la philosophie et l’éthique . 3- Philosophie et éthique La philosophie ne saurait être une science expérimentale puisque se situant à l’interface de la perception, (l’observation) et de l’action (expérimentation). Analysant et fixant les principes généraux, science unique de l’Etre comme quintessence des essences, science du rassemblement (puisque celle-ci ne pouvant relever d’aucune spécialisation). Selon cette détermination, on doit cependant en rapprocher l’éthique puisque celle-ci traite des règles du comportement en société, du bien ou du mal agir, des valeurs etc. A ce titre, l’éthique relève en partie de la philosophie puisque les règles et principes de la moralité doivent s’élaborer à la suite de l’observation des faits et comportements humains et font l’objet d’une expérimentation, d’un transfert et d’une application dans le corps social. L’éthique est au fondement du politique et gouverne son action. Que l’éthique soit érigée en savoir spécialisé ne veut aucunement dire qu’elle est détachée de la philosophie puisque, à l’égal de tous les autres savoirs particuliers elle doit en relever, pour ce qui concerne ses principes généraux. Il n’y a en effet plus aucune raison de reproduire la division sciences de la matérialité/sciences humaines, car en déclarant que l’éthique traite de la généralité des règles du Bien de l’humanité, on en fait implicitement une science abstraite, relevant ainsi de l’ancienne métaphysique comme discipline spécialisée pour tout le savoir « non scientifique » non expérimental, sujette au doute et à l’incertitude quant au fond de sa démarche. On opposerait une fois de plus les sciences du réel matériel et celles de l’esprit, celles du réel faisant l’objet de protocoles de preuves certains, à l’inverse des sciences de l’esprit, domaine de l’illusoire, de l’imaginaire, des « vérités métaphysiques ». Puisque, conformément aux principes de la nouvelle philosophie,il n’y a de réel que de la matérialité brute et que toute connaissance est celle des essences extraites des objets, on ne saurait opposer une science de l’abstrait qui serait celle du savoir de l’esprit sur lui-même et une connaissance du concret qui constituerait la science proprement dite. En effet, l’éthique est rien moins qu’abstraite et non expérimentale puisqu’elle consiste en l’étude de l’action et réactions des hommes en société et l’établissement de règles en vue d’atteindre le Bien commun (ou individuel). Comme il n’existe pas de science qui n’ait pas un objet particulier d’étude et que celui-ci doit avoir, à un moment ou un autre, un certain rapport avec l’expérience, l’existence des hommes et des objets, il ne peut se rencontrer qu’une seule « discipline » vraiment « abstraite du réel» qu’est la philosophie, science du général qui traite de l’essence commune de la totalité des objets d’étude. Dés lors, la philosophie ne peut en aucune façon être une science expérimentale bien que traitant de tout le savoir expérimental, et n’a pas d’objet propre puisque s’autorisant à la connaissance de tous. Le philosophe est alors l’homme de l’interdisciplinarité, celui par lequel les savoirs spécialisés de la métaphysique peuvent communiquer, se relier, avoir conscience de participer à l’Unité du cosmos. (Les mathématiques, science prétendument formelle, tirent leur objet de l’expérimentation originelle de la quantité et n’ont véritablement de sens, pour ne pas se réduire à une pure et vide spéculation, que dans la recherche d’applications possibles de leurs modèles et constructions). 4- Philosophies et philosophes Le philosophe n’a pas un statut mais une position de surplomb des savoirs métaphysiques. Il ne saurait en conséquence s’ériger lui-même en « spécialiste de la généralité ». On ne peut reproduire la séparation antérieure qui voyait s’opposer science et l’ancienne métaphysique. La garde des principes fondamentaux transdisciplinaires ne peut être assurée par une nouvelle caste supérieure auto proclamée. La philosophie, comme fonction de synthèse est présente dans tous les actes du savoir et se trouve à la fois au dedans et au dehors de la métaphysique. Chaque discipline particulière doit être en mesure de mettre à jour ses propres présupposés philosophiques comme elle se doit de se relier et d’apporter sa contribution au savoir universel. Le savoir philosophique étant d’essence collective, chacun doit être en mesure de se l’approprier. Dès lors, le philosophe ne peut intervenir carence ou inadéquation de celui-ci. Il en est ainsi lorsqu’une discipline érige un savoir local en principe universel ou est en opposition dans sa pratique avec un principe philosophique. Lorsque la physique quantique définit en toute liberté ce qu’est le réel, qu’elle s’éloigne ainsi des fondements du principe de réalité, il appartient au philosophe d’intervenir pour en corriger les errements. De même chaque discipline des sciences de la vie doit être au clair sur les présupposés philosophiques qui fondent sa démarche et rapporter ses synthèses comme parties intégrantes de la philosophie. Enfin, les sciences sociales, politique et économie doivent s’appuyer sur un corpus de concepts généraux et leur finalité s’inscrire dans une conception universelle du devenir humain. 5-L’art et la philosophie Partons du constat que le vécu de chacun ne se discute pas, que les sentiments ressentis sont vrais au moment où ils s’éprouvent et pour ceux qui les expriment. Ainsi, les hommes peuvent-ils parler d’eux-mêmes, l’écrire, représenter leurs émotions, la façon dont ils reçoivent et interprètent les évènements du monde, mettre en scène leur tragédie personnelle ou celles de la société. Lorsqu’ils possèdent un talent ou un génie propre, l’expression de leur subjectivité peut faire œuvre d’art. Tout homme peut librement s’exercer à l’art dans les différentes disciplines reconnues comme telles (il existe cependant une frontière rendue floue par le droit accordé pour toute activité humaine à rentrer dans le champ de l’art) Mais pour être reconnue comme telle, une production humaine doit être consacrée. Le sacre comme œuvre, le passage du quelconque à l’art est le fait d’une groupe d’hommes, d’institutions, d’experts en l’art de dire l’art. Il s’agit, au moyen de cette procédure initiatique de reconnaître l’œuvre, d’effectuer le passage du simplement subjectif à l’universel tel qu’elle puisse s’offrir au jugement de tous. Il s’agit d’un jugement esthétique qui ne porte pas sur la vérité (c’est juste/faux) mais sur la qualité (j’aime/je n’aime pas) et la conformité à une règle ou un canon esthétique (le style) définis par différents groupes et correspondant à l’esprit d’une époque. Aussi, toute œuvre se situe-t-elle au cœur d’une contradiction : comme expression de la vérité de l’artiste, elle se donne pour indiscutable mais pour atteindre au statut d’œuvre, elle doit passer par le jugement esthétique. Le domaine de l’esthétique est donc celui de la rencontre des subjectivités : celles de l’artiste et de l’amateur d’art, sans jamais pouvoir atteindre à l’objectivité. Le goût évoluant avec les époques, les sociétés, les modes, l’art est par essence fluctuant : la notion de chef d’œuvre absolu n’aura jamais la même évidence de certitude que certaines vérités scientifiques démontrées. L’œuvre reste, se donne, comme le produit d’un individu déterminé, elle est unique, irremplaçable, inimitable en son être. Sa vérité est celle de son auteur que nous sommes libres de partager ou pas. Elle ne fait pas l’objet d’une démonstration que l’on pourrait discuter mais d’un don unilatéral. Elle ne tolère aucune extériorité, elle s’offre achevée sans possibilité d’y introduire des modifications, une dérivation : elle reste la propriété indivise de l’artiste. Rien ne nous empêche cependant d’œuvrer à côté, en nous en inspirant, de tenter à notre tour de proposer les produits de nos affects, notre réception des évènements du monde, de faire accéder notre subjectivité à l’universalité. Cette démocratisation de l’art – contenue dans son essence subjective –a engendré la prolifération des œuvres, leur juxtaposition, leur mise côte à côte, la multiplication des discours à partir du « point de vue » individuel, chacun, de son seuil, participant au discours sur la totalité qui n’apparaît être qu’une collection « d’opinions » personnelles, de sujets traités dans leurs limites, de thèmes envisagés du seul point de vue de son auteur. Le système total de l’art, son universalité consiste en la juxtaposition de ces opinions, sujets et thèmes fragmentaires traités qui n’ont de commun que leur insertion dans l’institution mère. Ce relativisme généralisé assume, consacre, la disparition d’un référentiel collectif s’imposant à la dissémination des vérités individuelles et se trouve justement succéder à la transcendance du religieux comme instance supérieure de légitimation des vérités. Le don de soi à l’autre par le don de l’œuvre passe par la reconnaissance du moi par l’autre à travers l’œuvre. Le travail, les souffrances, le génie de l’artiste trouvent leurs récompenses et compensations dans cette reconnaissance : donation de soi en attente d’un retour à soi, rémunération du mérite qui motive, finalement, « l’ouvrier ». Initialement présenté comme le domaine de la pure gratuité, du don et de l’accueil des valeurs essentielles, de l’offrande de beauté et de poésie , l’art apparaît en définitive comme une exaltation de l’ego, sa « mise en œuvre » un retour à soi du don qui l’assimile à l’échange marchand. L’artiste participe à l’œuvre collective pour autant que l’œuvre reste propriété individuelle sur laquelle inscrire un droit d’auteur. Le travail de l’artiste, à l’égal de tout labeur, implique rémunération obtenue sur le marché des échanges généralisés entre producteurs de valeurs. Il est donc, dans l’essence même de l’art moderne de l’humanisme, que l’œuvre soit rapportable à son unique créateur, qu’il prenne valeur marchande tout en conservant son statut d’exceptionnalité, d’extraterritorialité. L’art subsiste comme métaphore du don pur, comme espace de la rencontre et de la gratuité, comme lieu d’échange des valeurs humaines. L’art demeure au cœur des sociétés de l’échange marchand généralisé tout à la fois comme son contrefort idéologique mais aussi comme sa critique et son dépassement permanent. L’art vit, survit, au sein de cette contradiction tout à la fois comme ce qui consolide et dépasse les rapports marchands. Le propre de l’art est d’extraire l’essence du beau, de le produire de la fiction qui imite et « dédouble » le réel. A ce titre, le travail de l’artiste peut être rapproché de celui du philosophe, ce que n’a pas hésité à faire Martin Heidegger pour qui l’essence du vrai, de l’être, se montrerait prioritairement dans l’œuvre d’art.
C’est bien plutôt une juxtaposition de « points de vue » des artistes qui en fait par excellence une science empirique. Il est bien évident, comme dans toute discipline, que l’art traite de vérités philosophiques, que l’artiste procède à l’instar du philosophe, à une synthèse des expériences et que sa « matière première » est l’humain dans toutes ses façons et conséquences. Qui plus est, l’esthétique a pu être définie comme une transcendance de la matérialité utile, activité séparée de la production marchande strictement consacrée à la survie, un surplus de vie relativement à la « sous-vie « de la marchandise. Ce détachement, reproduisant le couple sacré/profane, qui relègue toute pratique non artistique dans le domaine du commun dévalorisé, portait en lui la possibilité de son extension, de l’élargissement du règne de l’action esthétique à un champ toujours plus vaste d’activité, à un dédoublement du réel sans cesse élargi sur le mode de la copie et de la fiction ; du virtuel. Aussi, s’agissant de copies et de fictions qui se veulent interprétations libres de l’artiste aucune exigence d’adéquation entre le réel et sa copie ne s’impose, aucune procédure de vérification n’est admise, tout au contraire, l’art doit donner à imaginer, à rêver, à méditer à partir d’une suggestion ou d’un point de vue sur le monde : on demande au lecteur ou spectateur de s’accorder avec la « vision du monde » de l’artiste, de le faire sien, de s’en inspirer. Cependant, il ne s’agit pas ici de condamner l’œuvre d’art mais d’en montrer ses limites, de circonscrire le champ exact de ses possibilités et de définir son objet propre comme science empirique. C’est là très exactement le rôle de la philosophie qui a pour ambition de positionner une science dans la totalité du savoir métaphysique, d’en extraire la quintessence (tout l’apport de l’art au savoir), d’étudier l’extension de son concept. La philosophie est alors discussions, débats, contestation argumentée d’une vérité qui se veut universelle et qui ne relève pas du sentiment subjectif mais de l’accord des raisons. On voit par là toute la différence qui sépare l’art de la philosophie. Le philosophe ne pratique pas un art (littérature, peinture, musique etc.) qui se manifeste par une œuvre, mais produit uniquement du savoir théorique sous forme de textes ou de paroles soumis à la critique et au jugement de tous. S’il lui arrive de pratiquer la sagesse, ou la vertu, comme tout un chacun, cela ne relève pas de la philosophie stricto sensu mais de l’éthique : la philosophie n’est pas une science de la pratique. Cela n’empêche nullement le philosophe de pratiquer un art ou de rechercher les voies de la sagesse comme tout un chacun. 6- Philosophie et sciences a) La partie qui traite la philosophie des sciences est traditionnellement l’épistémologie. Celle-ci concerne principalement les question de validation de la vérité : à quelles conditions un savoir peut-il est déclaré vrai et donc scientifique. Elle pose les conditions de l’expérimentation et de la conformité d’une théorie au réel. Elle est également sensée participer au découpage et à la classification des disciplines. L’épistémologie ne traite donc pas des concepts scientifiques, de leur pertinence, elle constitue une sorte de « minimum vital » transdisciplinaire avec pour objectif inavoué de conforter chaque discipline dans sa scientificité, parce que utilisant les instruments admis de la preuve (expérimentation, usage de la mathématique). A vrai dire, l’épistémologie peut être considérée comme un savoir purement redondant à la science et lors, presque inutile, puisque l’épistémologue ne s’autorise pas le pouvoir de critiquer le contenu même de la connaissance. De fait, il lui suffira de constater qu’une théorie ou une expérience répond bien aux exigences de la preuve pour l’admettre, ce qu’auront vérifié auparavant les praticiens de la discipline. La vérité en science est essentiellement l’œuvre des scientifiques eux-mêmes qui n’autorisent pas le non spécialiste à porter un jugement sur leur production de savoir. Le dernier refuge de l’épistémologie est l’histoire des sciences chargée de l’aspect synchronique, de montrer la logique de l’évolution scientifique, les différents « épistémès » socio-historiques ayant permis, rétrospectivement, le progrès dans tel ou tel domaine du savoir. Enfin, l’ultime lien qui relie la science à la philosophie est l’éthique, qui consiste à interroger le scientifique sur les conséquences sociales et humaines de l’application de leur découvertes, voire de leur pratique (expérimentation animales et humaines : bioéthique). Comme on le constate, la science répartie en secteurs d’activité fonctionne de façon quasi autonome en s’interdisant – par principe mais non en fait - tout questionnement sur les finalités et causes premières qui relèveraient de la philosophie, considérée également comme une spécialité. Cette autonomie conduit à de graves dérives comme en physique (usages de concepts imaginaires) en cosmophysique (théorie du big bang) et une absence de liens entre les principaux problèmes ontologiques et les découvertes (biologie, paléontologie). Depuis Kant, notamment, s’est officialisée la coupure entre sciences et métaphysique, celle-ci recouvrant le domaine des croyances relatives à chacun, et ne sont pas objectives puisque ne disposant pas de la preuve expérimentale et d’un appareil formel rigoureux (mathématiques). Dès lors, chaque discipline, en se détachant de la philosophie, s’est autonomisée, ce qui signifie qu’elle est devenue juge et partie quant à l’exactitude de son savoir spécialisé et ne tolérant consécutivement qu’une critique interne : nul ne peut critiquer un point particulier de cette connaissance spécialisée s’il ne possède pas la quasi-totalité de celui-ci, s’il n’est pas admis antérieurement dans l’institution dispensatrice de ce savoir. Le piège se referme immédiatement puisque l’acquisition du langage, des dogmes et d’un statut officiel de la parole, dispensé par la communauté scientifique spécialisée, interdit tout écart important, la critique devant se faire selon les formes et procédures, du lieu d’une position institutionnelle et suppose admis le socle théorique ( le dogme) fondateur à partir duquel une science peut se déployer. b) Il faut définir, par rapport aux sciences spécialisées, un situation EXTERIEURE qui soit viable et utile à la science elle-même. Cette position d’extériorité, c’est bien sûr la philosophie qui peut en assumer la charge. Comment peut-on la justifier ? Les scientifiques produisent un savoir dont une partie n’a pas d’applications pratiques et qu’on nomme recherche fondamentale. Dès que ce savoir fondamental présente un caractère d’universalité, qu’il concerne par exemple les lois et principes de fonctionnement de l’univers ou l’humanité dans sa généralité, il ne relève plus du domaine et de la propriété de la science mais va compléter un savoir universel dont tout un chacun peut disposer. Mais, pour passer de la sphère de la spécialité à celle de l’universalité, il faut qu’il fasse l’objet d’une procédure d’admission sur sa vérité. Les scientifiques ne sont pas maîtres de cette procédure, puisque ne pouvant être à la fois juges et parties. Il appartient dés lors à la philosophie, science du général et de l’universel de se prononcer en dernière instance sur la vérité proposée afin qu’elle puisse s’intégrer au Tout du savoir. Le philosophe doit exiger des scientifiques de justifier la pertinence d’une théorie et de trouver pour cela le langage et les arguments adaptés. Ils doivent traduire leur langage spécialisé en langue universelle compréhensible par le plus grand nombre. Ils doivent également justifier de l’usage de concepts dont la définition est par définition d’ordre philosophique. A partir de quand un savoir spécialisé rentre-t-il dans le champ de la philosophie ? A l’exemple de l’ethnologie, il peut être utile de connaître les différents mythes ayant eu cours chez les peuples primitifs, leur interpénétration, la logique de leur organisation sociale, leurs modes de production etc. Mais cette science acquiert immédiatement une dimension philosophique lorsqu’on peut en extraire une compréhension des modalités générales de fonctionnement de la conscience, de déterminer s’il s’agit d’une étape dans la constitution de l’esprit, dans l’évolution technique, dans les procédés de production etc.. Car ces peuples font partie intégrante du devenir universel de l’humanité et leur histoire particulière doit pouvoir s’emboîter dans l’histoire générale. Philosophie et mathématique Il n’y a pas à proprement parler de philosophie des mathématiques puisque celles-ci n’ont pour objet que la quantification du réel. Elles ne constituent nullement un langage particulier et autonome car elles nécessitent l’usage du langage rationnel à leur base comme pour l’interprétation des résultats. Elles permettent l’établissement des lois générales du fonctionnement des objets de l’univers et à ce titre contribuent au savoir philosophique. Il s’agit d’une science auxiliaire transdisciplinaire qui contribue à l’objectivité et à l’opposabilité scientifique. Si la preuve mathématique est souvent nécessaire, ce n’est cependant pas l’unique critère permettant d’établir la vérité. TABLEAU GENERAL DE LA METAPHYSIQUE
III- Les trois niveaux de la conscienceTout étant, tout existant pour être doit se présenter comme fini et à ce titre dispose d’un temps pour être, temporalité donnée par définition comme limitée puisque le temps est toujours celui d’un être fini. Finitude du temps et finitude d ’un étant sont liées, emboîtées, indissociables. Tout étant pour être doit donc « accepter » sa finitude dans l’étendue mais également dans le temps. Le paraître est donc indissociable du disparaître : tout existant, parce qu’il existe est condamné à cesser d’être et pour le vivant est destiné à la mort. Seul l’homme, parce que doté d’une faculté réflexive a conscience de la mort. (il n’est pas sûr que dans le règne végétal ou animal une sorte de conscience-réflexe de la finitude ne puisse se rencontrer sous des formes à découvrir). Cette prise de conscience de la mort comme terme est d’abord conscience négative de l’existence comme s’opposant au principe de perpétuation de la vie en soi. Le sujet-individu qui se construit une conscience autonome pour justement se poser en définissant les contours de son être-soi, qui est appropriation de l’existence comme conscience de soi séparé – prise d’identité, fait tout à la fois l’expérience de sa liberté (se pensant comme moi) et des limites que la mort apporte à celle-ci. Cette découverte de la mort comme fin est d’abord expérience de la mort de l’autre puisque qu’il semble impossible de vivre la mort de son vivant. Mais, de même qu’on ne peut expérimenter l’existence comme solitude irréductible du sujet s’auto déterminant/construisant (l’individu vient au monde immédiatement construit par l’universalité des autres) la mort est-elle une détermination antérieure à la naissance du sujet en tant qu’élément du vivant, appartenant à une humanité en générale, à un groupe social historiquement daté. De ce fait, l’individu-sujet porte à la fois sa mort propre et la mort des autres comme constitutif de son être au monde. Il doit sa naissance à la mort d’un autre, au principe même qui le fait être, à savoir le cycle des naissances et des morts. La découverte de la mort en soi, de l’inéluctabilité de sa fin, est le tragique de l’existence comme échec de la liberté du sujet conçue comme absolue. Elle semble indiquer dans le même geste la limite de la vérité qui se heurterait là à une fin définitive du savoir, une frontière infranchissable par la raison. La mort de l’esprit comme ultime de l’esprit serait mort du savoir au point ultime de son parcours. L’Esprit, ne peut « exister » qu’incarné dans un corps vivant qui est celui d’une humanité datée et plus précisément dans des corps individués. Cette nécessité logique va conditionner tout le destin de l’homme où s’installera la dualité fondatrice entre matérialité et immatérialité, entre les exigences propres à tout étant individué (vivre, survivre, croître) et le destin de l’Esprit qui est connaissance et extraction des essences universelles. On peut suivre dans l’histoire humaine les différentes modalités de cette dualité permanente. Ainsi, « l’élection » de l’homme par le Dieu hébraïque qui est prise de conscience dans l’histoire de ce destin cosmique est immédiatement contrarié par la conscience de la finitude de l’étant-biologique homme, l’infinité de sa mission entre dés l’origine en conflit avec sa propre finitude, dans un face à face inégalitaire. L’angoisse de la solitude-finitude est alors celle du sujet-individu qui se vit comme détaché du tout, abandonné car livré à sa propre possession/jouissance. Il émet un désir d’éternité, de refus de la mort et de sa finitude, alors même que sa condition d’étant fini lui impose un temps limité. C’est aussi le cri de la créature solitaire qui s’imagine, de par sa mission universaliste, doté de pouvoirs surpuissants et qui s’insurge contre les limites de sa royauté cosmique. Contradiction au cœur de l’homme entre la conscience des pouvoirs que lui donnent sa mission de maîtrise des essences, et donc, d’un pouvoir supérieur sur les autres étants, et les interdits et contraintes de sa corporéité et étantité. Contradiction également entre sa triste finitude et son désir de vivre l’absoluité de sa subjectivité, de tirer de la vie un maximum de profit et de jouissances. De ce fait, se met en place la dualité : mission de l’esprit/ mission terrestre du sujet, connaissances pures / réalisation de soi. Notre finitude, c’est notre corps, c’est cette vie qui est jetée en nous et que nous pouvons que recevoir ; Notre finitude, c’est la certitude d’être un sujet pour la mort, d’être un corps de chair dont chacun a la garde, le simple usufruit, dont la propriété est provisoirement concédée. Notre finitude, c’est la faim, la soif, la maladie, la contrainte au travail : toutes contraintes dont l’individu n’est pas maître, contre lesquelles on doit agir, réagir, lutter pour la survie de ce moi, lutter pour sa vie. Notre finitude, c’est le sujet biologique. L’infinitude, c’est le sujet Universel. L’universel qu’est-ce à dire ? L’universel c’est l’esprit en tant que dans la nature il est missionné pour la comprendre, c’est cette fonction de fabrication du savoir comme connaissance de la totalité. Ce savoir n’est pas propriété du sujet individu mais le traverse, se dépose en lui comme legs, héritage de l’histoire humaine, comme langue, totalité des signes mais aussi procédés de fabrication, outils pour la survie et développement de l’espèce, pour la poursuite de la mission de l’esprit dont ont les humains. Quant est-il alors du sujet-individué, autonome, libre enserré, qu’il se trouve entre sa finitude biologique et l’infinitude de l’esprit comme savoir infini de l’universel sur l’universel ? Est-il au centre du jeu comme maître du jeu ou simplement instrument passif d’une destinée dont à l’inverse il ne se sent pas acteur, dont il ne comprend pas le sens. Car le sujet ne comprend pas le sens tant qu’il se pense comme sujet possédant en lui le sens, qu’il doit, seul, donner sens à sa vie, la faire fructifier, en jouir pour oublier, nier sa finitude et s’approprier l’universel comme sa part propre. La question est alors de savoir quelle est la place du sujet-individu au sein du mouvement qui part de la finitude biologique pour atteindre l’universel, c’est de savoir quelle est la part de la possession et de la dépossession. Est-il seulement le tiers exclus ou inclus au sein de ce jeu entre finitude et infinitude ? Comme on le constate, l’alternative proposée est d’avoir à choisir entre la présence et l’absence, le sujet plein de lui-même ou sa négation avec toutes sorte de nuances d’un sujet plus ou moins là, qui clignote, se dissimule, se dévoile ou se voile, s’efface devant la toute puissance de l’Autre, de l’infini, de la divinité, qui demeure comme trace etc et on aura reconnu là qq positions de Heidegger, Derrida, Lévinas ou du structuralisme voire du nihilisme absolu ou Nietzschéen. 1- Le niveau de la matérialité biologique Ce « conflit » entre l’esprit et la matière n’a pu aller qu’en s’accentuant à mesure que l’esprit s’enrichissait davantage de savoir et que sa science, mise au service de sa volonté d’être et de croître, s’appropriait toujours plus d’étants. L’individualisme contemporain est l’expression de la philosophie de la liberté par laquelle l’homme est conçu comme maître et propriétaire de lui-même ayant comme l’un de ses buts de « réussir sa vie ». Depuis la renaissance, en passant par le siècle des lumière pour aboutir à l’humanisme de la modernité, chaque homme s’est persuadé progressivement qu’il existe comme sujet un et autonome, chargé d’accomplir son projet individuel en développant son ego, en s’appropriant toujours plus de « l’autre que soi », en cherchant à maximiser ses profits, son savoir, ses jouissances. Il n’en fut pas toujours ainsi puisque cette conscience de l’auto appartenance du « je au moi» est le fruit de histoire du lent détachement de l’esprit de sa matérialité, de l’étirement des liens qui le maintenaient proche de l’état de nature. Cette philosophie de la liberté devenue absolue avec l’hégélianisme, se heurte immédiatement à la finitude de l’homme et aux impératifs et contraintes de son propre corps. Disposant d’une liberté de penser illimitée, il se rend compte qu’il n’est cependant pas maître de l’objet qui lui est le plus proche : son corps. Il prend conscience qu’il en est simplement usufruitier et non propriétaire et que sa liberté d’aller et venir, sa liberté d’être, son existence même, il les doit à des « principes physiologiques » qui échappent en partie à sa maîtrise. L’homme ne peut décider d’avoir ou non un corps comme il ne peut décider de subir la maladie ou de refuser la mort. L’humanisme ne pouvait que buter sur cette impuissance constitutive échappant au savoir absolu, ce qui ouvrait à nouveau la voie à une extériorité radicale, à l’autre-que-l’homme, à un au-delà de la conscience pensante dont on découvrait les limitations traditionnelles. Cette contradiction fondamentale entre le destin de l’esprit dans l’homme comme simple subjectivité dont la mort achève le parcours, traverse toute l’histoire de la philosophie et de la pensée. Cette dualité est, nous l’avons vu, fondatrice car la scission interne du sein même de la matière est le mode unique de venue à soi de l’Esprit dans le corps matériel de l’ humanité actuelle. L’homme se croit tout à la fois maître de sa subjectivité et maître du monde de la matérialité, tout en déplorant les déterminismes de sa condition qui limitaient cette volonté de déploiement. Ainsi, le sujet, prétendument libre doit-il accepter cette dépendance, sa finitude et pour demeurer et persévérer dans son être, il doit prendre soin de son corps. Cette attention à son corps, ce souci biologique de soi relève du premier niveau de l’être. Il concerne le sujet dans son animalité, ses conditions matérielles de survie et de préservation : se nourrir, se protéger, se défendre contre l’agression etc. Ce premier niveau biologique est en même temps celui qui le rattache à tout le règne du vivant (végétal et animal) mais également à tout le créer de la matérialité. Son corps, en tant que composé d’une substance matérielle est appelé à la dispersion de ses éléments qui se destineront à d’autres associations, à réaliser d’autres essences. Le corps comme matérialité comporte ainsi un principe de « petite éternité » et de rattachement au devenir du Tout. Mais l’esprit, comme produit d’une longue évolution garde les traces de son parcours antérieur, de son animalité, d’une somme de réflexes et d’instincts accumulés et demeure fondamentalement soumis aux contraintes que connaît, notamment le règne vivant : acquérir de l’énergie pour subsister, développer des moyens de défense et de conquête, lutter pour se préserver et s’accroître etc. Dans ses fondements, l’homme comme animal est soumis à tous les déterminismes de la nature et son cheminement historique a consisté justement à en minimiser les contraintes. 2- Le niveau de la subjectivité Le deuxième niveau de l’être est cette fois celui de la subjectivité libre ayant une identité propre et chargée d’accomplir son destin, de réaliser sa vie, de jouir et de profiter de celle-ci. Il a souci de son plaisir, de son métier, de sa famille etc. C’est alors l’espace de la vraie liberté, celui où l’homme existe pour soi, où l’existence lui apparaît comme sa propriété. Il est véritablement inauguré avec Descartes et le « je pense donc je suis » qui privatise le moi par le je en installant un « tête à tête » de l’homme avec lui-même ouvrant une nouvelle dualité subjectivité/universalité qui devait s’achever dans le sujet absolu hégélien devenu maître du savoir absolu. Il ouvrait aussi l’ère des conflits entre sphère public et privé, entre l’Etat et le citoyen, entre le primat du collectif et celui de l’initiative privée, entre collectivisme et libéralisme. Mais cette dualité contradictoire était déjà installée dans la pensée grecque entre Idéalités éternelles et philosophie, entre la recherche des essences et celles d’un sagesse individuelle, entre connaissances universelle et éthique de vie, entre savoir métaphysique et philosophie individuelle. Dualité également présente dans le Judaïsme antérieur dans le dialogue entre Dieu et sa créature et chez les peuples polythésistes entre l’espace sacré et le profane, entre le monde des dieux et des forces obscures et l’être-là d’un humanité primitive où le « je » individuel était encore mal distingué du groupe social voir de l’animalité proprement dite. 3 – Le niveau de l’universalité. a) Universalité humaine Le troisième niveau de l’être est celui de l’universalité. Il concerne la part de l’individu intégré dans le destin collectif non seulement de sa société mais également dans le devenir général de l’humanité. Le sujet, pour exister, hérite et dispose immédiatement de tout le savoir et les acquis scientifiques et technologiques légués par le mouvement de l’histoire humaine. Sa langue, les objets dont il dispose, les modes de vie, d’habitat et de travail, la nature des relations humaines s’imposent à lui comme un donné, comme une contrainte, tout à la fois moyen d’exercice de sa liberté mais également comme limite à celle-ci. L’individu a alors le sentiment que cet héritage de l’histoire lui appartient, qu’il vient en quelque sorte compléter sa subjectivité, que la part d’universel qui le constitue en est la totalité. La subjectivité égoïste oublie qu’elle ne serait pas sans cet universel auquel elle s’oppose car représentant une sorte d’obstacle, de négatif à la pleine complétude de l’ego. Tout se passe dans la philosophie de l’individualisme libéral comme si le sujet ne pouvait grossir, se développer que par absorption, évidage à son profit de la dimension universelle posée comme extérieure à lui-même. Mais de fait, lorsque l’homme se préserve, lorsqu’il travaille, vit, fait œuvre, se reproduit, il s’inscrit dans le mouvement historique collectif de l’humanité, il participe au devenir de l’ensemble de sorte que ce qui apparaît être une action pour le seul profit de soi-même est en même temps travail pour l’universalité. Lorsque l’ingénieur construit un pont, le savant effectue une découverte, l’artiste écrit une œuvre, lorsque le boulanger livre son pain, il s’agit tout à la fois d’actes pour soi mais également pour l’universel, pour l’amélioration et l’avancement collectif. b) Universalité cosmique L’aspiration vers l’infini sans récompense est la marque même du devenir universel de l’Esprit cosmique. Ce mouvement est sans contenu propre puisque simplement tension vers, mouvement infini de dépassement, énergie et poussée vitale illimitée. L’esprit de l’humanité et avec lui toutes les subjectivités sont embarqués « à leur corps défendant » dans ce devenir qui les transcende. Ce mouvement de sortie de la subjectivité pour tendre vers l’absolument autre inscrit l’Esprit cosmique dans cette subjectivité et constitue sa part d’éternité. Il apparaît manifestement que l’individu-sujet est loin de constituer une totalité fermée repliée sur son ego. Il serait plutôt le lieu où s’affrontent trois dimensions de l’être, existant sans exister au point de fuite, de bascule, d’interférence entre le moi physiologique et le moi universel. Prisonnier de la finitude de son corps, il ne s’en échappe que dans l’élévation vers le moi-sujet et en direction de l’universel où l’ego prend conscience de la dimension absolue et du caractère éternel de l’Esprit cosmique. Dans l’absolu universel, l’homme accède à la hauteur du devenir du tout, relié à la totalité du mouvement du cosmos car il est le seul être à pouvoir penser cette universalité. Aussi, le progrès de la conscience consiste-t-il, du souci de soi, de l’inquiétude sur sa corporéité finie, à dépasser également la simple jouissance égoïste de son existence pour s’élever vers l’Esprit universel et accéder à l’Esprit du Tout. Comme le pensait Spinoza, c’est à cette condition que nous « sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». Une existence réduite à déplorer les atteintes, souffrances, décrépitudes et faiblesses du corps, une vie essentiellement consacrée à rechercher les instants de bonheur et de plaisirs, à mesurer la valeur relative de son ego, à déplorer consécutivement ses pertes et ses échecs, ses insatisfactions et insuffisances, cette vie réduite à deux seuls premiers niveaux de l’être ne peut qu’aboutir à l’insatisfaction de soi, à la conscience du néant, au nihilisme, au relativisme généralisé et au cynisme qui est la marque de l’espérance absente ou déçue. L’individualisme libéral qui pose l’individu-sujet comme ayant en lui sa seule finalité conduit logiquement à détruire en l’homme toute valeur puisqu’il lui ôte sa part d’universalité. Inversement, toute philosophie qui tend à détruire la subjectivité pour y substituer le seul espace de la transcendance est une négation de l’homme, de la vie dans sa fulgurance, sa beauté, ses intensités. Le choix n’est donc pas entre jouissance et ascétisme, immanence et transcendance, pur égoïsme et donation totale mais, par delà ces scissions opérées au sein de la conscience, il s’agit de maintenir la co-présence à soi des trois dimensions qui constituent l’humanité de l’homme. Mais aussi et surtout le destin de l’Esprit. Réaliser, faire œuvre et savoir que tout s’effacera à sa mort mais quand même agir avec cette conscience apparente de l’inutile, qu’il faudra abandonner ses possessions, n’est-ce pas la marque de cette aspiration vers l’infini sans récompense, de cette présence de l’absolu en soi, de cette tension vers l’au-delà de soi, comme un devoir moral d’exister. Il n’y a pas de pure générosité sans quelque retour à soi, il n’y a pas de pur égoïsme sans quelque donation aux autres. La conscience malheureuse est celle qui se vit seulement comme subjectivité limitée. L’incompréhension d’un destin conçu comme tragique est son lot. La subjectivité pense s’appartenir à elle-même et n’accepte pas sa condition simplement humaine. La subjectivité limitée hésite toujours entre l’absurde, le nihilisme, le dérisoire et la volonté de puissance, entre le vain et l’absolu pour soi. Il lui faut se consoler, trouver un exécutoire à ses souffrances, à son impuissance : ce fut le rôle des religions dont la fonction était de relier le particulier à l’universel en la forme d’une transcendance à la fois accessible et totalement située dans l’au-delà de la compréhension. Or le moi est à la fois chargé d’accomplir son destin personnel mais également de se fondre dans l’odyssée générale de l’Esprit universel, de l’esprit d’un peuple, d’une époque.
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