8- De la nature à la culture

Constitution et fonctionnement des sociétés

La vie en société comme héritage naturel : la nécessaire coopération

L’accession d’une espèce animale particulière à l’humanité est consécutive à la fois au développement technique et à la constitution du groupement humain comme autre moyen d’obéir à la poussée de la vie, à l’acquisition d’une puissance d’être et d’adaptation supérieure. La possession d’un langage articulé destiné à la communication ne peut être le signe distinctif premier de l’humanité. C’est au contraire parce qu’il est déjà dans un groupe que l’homme éprouve le besoin d’un langage pour communiquer. La question est alors de savoir pourquoi et comment l’homme des temps lointains s’est associé au groupe, c’est se demander quels sont les fondements de la société.

1- l’organisation collective comme principe d’adaptation et de survie

A priori, l’origine du groupe premier serait « familiale » puisque celle-ci a pour fondement la reproduction de l’espèce. Mais cependant, on peut très bien imaginer que chaque individu une fois en état de subvenir à ses propres besoins prenne son indépendance et se détache de sa tribu. Il existe de nombreux exemples d’animaux vivants solitaires ou simplement en couple. L’organisation de l’homme en société ne relève pas de l’évidence.

Il s’agira de remonter jusqu’aux animaux vivant en horde pour comprendre la nécessité de l’organisation collective. Chez certains groupes d’insectes (fourmis, abeilles) la vie collective apparaît comme consubstantielle à leur existence et  aurait éventuellement des déterminations génétiques. S’impose immédiatement une sorte de nécessité vitale que nous pouvons relier au principe de l’adaptation pour la survie et la prolifération d’une espèce. La coopération en groupe apparaît à l’identique de la mutation biologique de l’organe comme un procédé pour résister à la sélection naturelle et détenir une puissance supérieure dans le procès de la survie face aux contraintes multiples d’un milieu. Il existe en effet quatre procédés pour qu’une espèce puisse exercer  une puissance quelconque d’adaptation et de croissance :

1) la mutation physiologique permettant d’acquérir différentes propriétés spécifiques (ailes, pattes pour la course, moyens de défenses etc)

2)  le développement de la taille et de la puissance pure.

3) l’intelligence adaptative par action sur le milieu

4) la coopération.

Chez l’animal comme pour l’homme, la vie en groupe n’est pas un choix mais résulte des conditions d’émergence de l’ espèce dont les bénéfices sont évidents : forces d’attaque et de défense supérieures, formes élémentaires de la « division du travail » quête et partage de la nourriture. La découverte des avantages de la vie collective n’est donc pas le propre de l’humanité puisqu’elle existe dans nombreuses sociétés animales. Allant plus loin, on peut dire que le groupe, est un « être-là » logique qui s’impose « naturellement » puisque la notion d’individu séparé implique automatiquement l’idée de multiplicité, de regroupement.

Ainsi, l’humanité a hérité du groupe de la condition animale comme un des moyens de sa survie et on ne saurait dire qu’il y a eu choix et volonté « d’entrer en société ». Etant donné que l’humanité  première n’a pu être ni particulièrement morale, ni avoir un instinct filial au-delà de ce qui est strictement nécessaire, il faut qu’elle ait trouvé un intérêt pratique quelconque au maintien du groupe. Puisque les premiers hommes, voire même avant l’homo sapiens,  restaient très proches par définition du vital et du primaire, les inquiétudes dominantes étaient la sécurité et l’alimentation. L’avantage immédiat du groupe réside dans une protection mutuelle, une force défensive et des moyens  offensifs supérieurs pour se procurer la nourriture (chasse).  L’esprit de solidarité n’a pu naître que sur la base d’intérêts mutuels bien compris. On ne peut en effet imaginer une humanité précoce brutalement éthique qui découvrirait la valeur morale avant son bien être physique et le souci de sa conservation. Cependant, il n’est pas sûr que la vie en groupe ne repose que sur de stricts intérêts vitaux  puisque le « besoin des autres », de leur compagnie, constitue un véritable « sentiment » remarquable déjà chez beaucoup d’espèces animales.

Il est certain que le fondement de l’éthique a une origine pratique de survie individuelle ou du groupe. La relation humaine étant fondée sur le don et le contre don, l’échange d’avantages mutuels, un individu qui recevrait sans rien donner serait vite exclu de la relation sociale (et pas simplement économique).  De même, c’est la loi et l’interdit, la punition, qui restreignent l’extension du vice et du crime, de sorte que la vertu provient d’un commandement extérieur.

L’impératif moral, au sens de Kant, peut s’analyser comme un don de soi sans retour, une vertu qui n’attend pas de récompense. Il s’inscrit dans le programme de la liberté qui transcende les intérêts sociaux et contraintes  biologiques. Mourir pour l’autre est l’extrême de l’éthique.

Le mouvement historique du développement de l’éthique c’est de passer de l’éthique comme contrainte à l’éthique comme liberté, comme libre choix de l’individu qui se rehausse au dessus des déterminismes.

2- Le rôle pacificateur de l’interdit de l’inceste

Si les avantages du groupement sont évidents, encore faut-il que le groupe puisse survivre, que règne un ordre qui permette la coexistence pacifique et des règles de comportement – la loi – qui contrôle l’expression des volontés de puissance, pour définir un « bien commun » s’imposant aux différents égoïsmes. Comment s’est imposée la discipline de l’instinct vital qui est la procédure nécessaire à l’émergence de l’éthique ?

C’est à la femme qu’appartient le rôle biologique de  la reproduction et d’assurer ainsi la survie du groupe et son extension. Il semble que l’instinct vital de conservation de soi aille de paire avec celui de la reproduction et de la perpétuation de l’espèce.

Dans l’animalité « brute » la sexualité du mâle ne rencontre pas d’autres obstacles à son désir illimité que le refus de la femelle ou l’opposition des autres mâles. La guerre entre mâles pour la femelle existe dans de nombreuses espèces animales et perpétue un état de conflit et de tension qui s’oppose à l’établissement d’un premier lien de solidarité pour fonder un groupe. Or cette lutte ne peut s’arrêter si le mâle dominant dispose d’un nombre plus ou moins importants de femelles, ce qui en prive d’autant les autres, appelés à revendiquer sans cesse l’assouvissement de leur désirs sexuels. Pour que s’exprime cette solidarité de groupe nécessaire à l’accroissement ou au maintien des moyens de la survie, il faut que cette guerre sexuelle cesse, il faut réglementer la distribution des femelles.

S’il naît dans un groupe une proportion presque égale de garçons et de filles, une même femme ne met pas au monde un nombre égal de garçons et de filles. L’inceste entre frères et sœurs serait possible dans certains cas, pas pour d’autres. Dans le cas de l’inceste d’un père sur ses filles il serait en situation de supériorité sur celui n’en ayant pas ou peu et ses garçons se retrouveraient célibataires, incapables d’assurer la survivance de la lignée. La guerre des mâles se poursuivrait. Dés lors, l’échange entre familles s’impose pour rétablir la répartition des garçons et des filles

C’est cette obligation de trouver un conjoint de sexe opposé qui fonde tout à la fois la relation d’échange et donc de solidarité entre familles, tout autant que la contrainte de faire cesser la lutte entre males. L’interdit de l’inceste permet tout à la fois la cessation du combat pour la possession des femelles tout en corrigeant le déséquilibre de répartition des sexes entre familles. Ceci explique que le fondement de la constitution de la société à partir de la cellule familiale, repose sur cette interdiction puisque sa pratique aboutirait justement à détruire ce lien par lequel la solidarité peut s’établir et se maintenir. Le premier acte de socialisation humaine c’est donc cette alliance « par le sang » qui soude les familles, la relation d’échange la plus forte, l’origine du premier don et contre don.

A partir de la situation d’animalité, il faut que les lois de la nature jouent pour forcer à la détermination d’un principe d’éthique collective reposant sur un équilibre des avantages, tout en apportant une solution efficace à un problème rencontré par l’humanité naissante.

Ainsi, l’interdit de l’inceste qui vient compléter les bénéfices objectifs de l’organisation d’une espèce en groupe, apparaît-il comme une première résistance et entorse au principe de la lutte généralisée pour la survie et la conquête qui est l’expression aveugle et unidirectionnelle de l’élan vital à l’œuvre dans la nature. Mais paradoxalement, cette puissance de la nature est détournée non au profit d’un individu mais d’une espèce particulière, déplaçant la lutte non plus entre membres mais contre « les autres ». Cependant, si la lutte animale est ainsi contenue et dirigée vers le bien commun du groupe, ce n’est pas pour autant que l’intérêt de l’individu ait été éliminé et toute l’histoire suivante de l’humanité va être celle de la permanence d’un conflit entre intérêts privés et avantages collectifs et les guerres du futur vont opposer les différents groupes humains ainsi constitués.

L’interdit de l’inceste est avant tout un moyen de créer et de maintenir la cohésion du groupe en éliminant les facteurs conflictuels et déséquilibrants. Mais c’est en même temps le premier moment de la moralité par le reflux de l’ego-instinct au profit du bien commun, sorte de déclaration initiale de paix entre hommes pour pouvoir entrer dans le groupe et le fonder.

Il doit s’analyser comme un procédé d’inhibition de l’instinct et à ce titre, c’est un acte d’intelligence et de liberté premières qui permet de dépasser le présent immédiat,et de se projeter dans l’avenir, plaçant la conscience en situation de recul et d’analyse prospective détachée des déterminismes naturels primaires.

On peut  se demander comment on passe du groupe familial restreint au groupe plus élargi. Deux procédés sont envisageables : l’extension du groupe familial et l’intégration de membres extérieurs. La première hypothèse suppose la permanence de l’inceste plus ou moins accentué, la seconde son interdiction. L’anthropologie nous apprend que cette l’interdiction est générale dans  les groupes humains les plus archaïques. Par conséquent,  l’échange des femmes (exogamie) va devenir un moyen d’établir des liens avec d’autres groupes avec le double but de l’échange de biens et de fraternisation destinée à la sécurité mutuelle des échangistes et à l’augmentation de leur puissance d’action.

C’est la thèse défendue par C.Levy-Strauss que nous partageons. Cependant s’il s’agit là d’un fondement « matériel » de la société, une réalité objective qui à elle seule est insuffisante pour maintenir la cohésion du groupe. Il faut en effet que celui-ci se définisse des valeurs communes qui transcendent les intérêts subjectifs. Le groupe doit se référer au mythe, à la religion, au roi par la grâce de Dieu, à la patrie, à la nation etc par lesquels s’établit un lien d’appartenance.  Ce besoin d’appartenir au groupe hors  toutes considérations « pratiques » et égoïstes, qui se manifeste et se concrétise par des cérémonies d’intégration, de commémoration ou autres, est le véritable fondement symbolique de la société (voir paragraphe 4 ).

En définitive, il apparaît que le rôle de la femme comme moyen de survie et de reproduction de l’espèce est central dans la formation et le maintien du groupe et se trouve à l’origine de l’éthique tout autant par la cessation de la guerre des mâles pour leur possession, que comme moyen d’établir des liens de solidarité entre groupes séparés permettant de passer de la famille à la tribu.

La famille, les principes de reproduction et de protection

Si l’interdit de l’inceste est l’une des conditions de la constitution de la famille, on peut se demander ce qui justifie antérieurement sa formation. Il est facile d’imaginer, comme chez certains groupes de singes, qu’il n’y ait pas de couples fermés et que toutes les femelles appartiennent à tous les males sans que ne se crée un rapport d’exclusivité ni de compétition. Car il ne faut pas oublier que la vie en couple suppose que le mâle ou la femelle défendent cette exclusivité contre tout adultère mais aussi que l’entente interne demeure, deux causes de querelles que nos sociétés monogames connaissent bien.

On peut trouver l’amorce d’une réponse dans la maturité tardive de l’enfant qui entraîne une dépendance alimentaire et une protection plus  longues. Cela contraint la mère a une plus grande sujétion à l’égard du mâle qui se charge de l’assister. Se crée ainsi un lien de solidarité entre la mère et le père présumé pour constituer une unité afin de protéger et assurer la protection et la survie de leur progéniture. Ainsi, la famille est toute entière structurée par le principe de reproduction de l’espèce. Mais que se passerait-il dans l’hypothèse où le mâle n’est pas contraint d’ assister la femelle ? La mère isolée, ayant une faible mobilité, serait dans l’incapacité de se défendre contre les prédateurs et l’espèce disparaîtrait assez vite. Il faut croire que le principe de reproduction de l’espèce, que nous retrouvons dans les règnes animal et végétal, semble attaché aux modalités de survie individuelle, qu’il relèverait de l’instinct, du mode intime du fonctionnement de la matière animée, qu’il participerait en quelque sorte du système génétique. Ainsi, le rattachement du mâle humain à la femme est-il une procédure directement issue du principe de survie d’une espèce que chacune d’entre elles élabore à sa façon.L’amour filial tout autant que la relation amoureuse entre homme et femme peuvent trouver leur origine dans l’ordre biologique tout autant qu’universel.

Cependant l’argument évoqué plus haut peut à nouveau être proposé : on se demande pourquoi cette protection de la femelle ne peut être assuré par le groupe polygame ? C’est qu’un groupe ne peut être antérieur aux individus qui le composent et il se constitue par l’adjonction de membres.  Il fautcroire que la constitution de la famille traditionnelle a précédé son entrée dans la société

3- Inhumation et pratiques funéraires.

On a pu dire que la simple mise en terre des morts a constitué l’un des premiers actes religieux de l’humanité. On ne peut affirmer que les hommes de la préhistoire avaient une claire conscience du sacré tel que nous l’entendons aujourd’hui, mais ils en auront inauguré son déploiement. Il y a effet une nette différence entre laisser le mort en l’état, l’abandonner à son sort à même la terre et le lieu de son décès et prendre soin de lui en ménageant une sépulture. Que faut-il pour passer du règne animal à l’humanité, quelles ont pu être les motivations et sentiments de nos lointains ancêtres ?  A l’évidence il faut qu’existe un lien entre le mort et les vivants tel que le respect pour le corps décédé soit à l’identique de celui pour l’individu en vie. On ne voit pas pourquoi on s’occuperait de quelqu’un ou de quelque chose qui nous est parfaitement indifférent. Un sentiment quelconque doit exister préalablement entre humains puisqu’il ne semble pas que les animaux aient procédé à des inhumations. Mais avant d’être un affect de perte tel que les vivants aient à déplorer celle-ci, il faut que le futur mort ait appartenu aux vivants, qu’il ait partagé leur existence, qu’il soit reconnu comme membre du groupe.

Dés lors, l’inhumation témoigne de l’existence d’un sentiment de solidarité reliant les membres du clan tel qu’ils se reconnaissent comme appartenant à une communauté et qu’ils ont à déplorer la perte de l’un des leurs qui avait « une valeur ».

A priori, l’un des modes d’acquisition de la valeur est son utilité et son rang et on peut imaginer que plus l’individu était utile au groupe techniquement ou symboliquement, plus sa perte était ressentie comme un affaiblissement de la force vitale collective. Ici aussi, on ne peut supposer que le sentiment de la douleur ait pu se constituer comme affect purement idéel  indépendamment d’une expérience concrète liée à des intérêts vitaux immédiats. C’est dans la prise de conscience pratique d’une utilité commune que s’échafaude le sentiment qui peu à peu se détache de son objet utilitaire pour passer dans la sphère de l’Idée d’où il s’appliquera à d’autres domaines. La notion de sacré doit donc se relier à ce qui est essentiel pour la vie et la survie d’un groupe.

Par ailleurs, l’angoisse de la mort suppose au préalable une conscience de la signification de sa disparition et la perte de soi et implique déjà une identité constituée. L’expérience de la mort est avant tout celle de l’autre qui est constatée et vécue. L’angoisse comme anticipation d’un danger est dérivée de la peur animale immédiate et manifeste l’état d’une conscience déjà évoluée capable de se projeter dans l’avenir.

C’est donc par la conjonction de ces deux phénomènes à savoir la conscience d’une perte d’un membre utile à la collectivité et la représentation de sa propre mort projeté dans le futur qu’on peut comprendre la nécessité de l’inhumation et des cérémonies funéraires. Les hommes de la préhistoire n’ont pu découvrir le sacré comme une catégorie « tombée du ciel » mais par l’expérience directe de la mort de l’autre considéré auparavant comme son égal, membre de la même espèce et partageant une communauté de lutte et d’existence. Les cérémonies funéraires sont donc le témoignage d’une humanité assez évoluée ayant tout à la fois développé la conscience individuelle et de groupe. Si le sacré peut s’analyser comme recouvrant  les domaines de l’inconnu, du mystérieux, du non maîtrisable qui échappe à la compréhension de l’homme, la peur et l’interrogation devant la mort peuvent être effectivement considérées comme sa première manifestation. Rendre hommage au défunt comme reconnaissance de sa participation et utilité au groupe, conjurer la peur de la mort, espérer la clémence des forces inconnues qui commandent au destin mortel des hommes, telles peuvent être les significations des cérémonies funèbres à leur toute première origine.

Ceci démontre que le sacré n’est pas une catégorie métaphysique a priori détachée de l’expérience mais s’enracine dans une pratique réelle du monde des premiers hommes. On ne pouvait demander à ceux-ci, qui étaient la jeunesse de l’humanité, d’accéder immédiatement à l’abstraction du concept de Dieu.

4-  Le besoin de société

On peut se demander si le besoin du groupe peut se réduire à un simple calcul d’intérêts, à une stricte application d’un principe vital essentiellement préoccupé de conservation et de puissance. Ainsi, certaines recherches en éthologie ont démontré qu’un animal aurait plus d’avantage à rechercher seul sa nourriture qu’en groupe. Il faut donc qu’un principe transcende le seul « souci de soi » dans l’appartenance au groupe dont nous savons qu’il est donné à l’homme et ne fait l’objet ni d’un choix ni d’un contrat préalable. Pourquoi les animaux rechercheraient la compagnie de leurs congénères sans intérêts objectifs ?

Ne faut-il pas voir ici dans le « besoin des autres » la première forme d’une transcendance du simplement vital, d’un besoin de nature méta-physique et quel pourrait-il être ?

Pour y répondre, on pourrait inverser la proposition et se demander quelle serait la vie d’un individu pouvant largement subvenir à ses besoins mais absolument seul, sans aucune humanité existante ? Rapidement, il perdrait l’usage de la parole et n’aurait même pas la capacité de se reproduire. Seul face à la nature comme ont tenté les ascètes ? (il est à remarquer que c’est à partir d’une situation collective, que les plus grands ascètes sont partis en solitude pour tenter de défier, par la volonté de l’esprit, les conditions « naturelles » qui s’imposent à tout homme).

Ce besoin de l’autre n’est pas consécutif à un désir vital de nourriture ou de protection, il n’est pas non plus déductif d’un profit accordé par la puissance du groupe et d’une façon générale il transcende l’ego et toute forme d’égoïsme. Il n’est pas non plus originairement lié à l’instinct sexuel car il s’agit d’un pur besoin tout à fait spécifique qui semble résister à toute analyse sur sa cause,  mais a partie liée à toute espèce vivante quelque peu évoluée, comme un affect particulier consécutif au fait de vivre.

C’est que être et demeurer près des autres, en l’absence même d’intérêt ou de communication, donne « existence » à l’individu singulier. Son identité n’a en effet de sens que s’il parvient tout à la fois à s’identifier à une espèce et à se différencier comme individu. L’attachement d’un individu au groupe a une fonction de miroir, de représentation, de dédoublement de lui-même. Il participe de ce mouvement général de distanciation du réel nécessaire pour poser le monde « hors de soi » : c’est la différence, la sortie de l’uniforme et de l’indistinct, qui fonde la singularité. Chez l’animal existe cette possibilité de se distinguer des autres espèces et corrélativement de reconnaître instinctivement son groupe, sans pour autant que la claire « conscience » de son individualité lui apparaisse.

S’agissant de l’humain, il ne doit pas seulement au groupe ses moyens de subsistance,sa protection, son langage, mais le « fait pur » d’en être membre, sentiment originaire d’appartenance à l’humanité où va se « refléter «  son existence, d’où va surgir l’origine première du « sens ». Il ne s’agit pas là d’attribuer à un groupe déjà constitué le pouvoir de donner de la valeur à un individu, tel que celui-ci puisse s’intégrer à l’idéologie et la religion du groupe, mais c’est un sens antérieur à tout discours, comme une condition naturelle liée à l’existence d’une conscience qui se vit comme individu séparé. Le besoin de l’autre est la condition de la séparation comme nécessaire à la reconnaissance non pas de tels ou tels caractères ou qualités, mais celle préalable de l’individu comme appartenant à la même espèce avec lequel par la suite, il sera possible de dialoguer ou de collaborer. Consécutivement se fait jour la peur de la solitude qui est angoisse de la mort de la société en soi-même. C’est si vrai qu’il a existé des situations où la condamnation d’un individu à l’exclusion sociale radicale a entraîné sa une mort physiologique. Aussi, à l’angoisse de mort physiologique se superpose celle de nature essentiellement spirituelle de la mort aux autres. Une nouvelle « ligne évolutive » à l’instar d’une fonction physiologique nouvelle, bourgeonne dans le « tronc » du strictement vital  pour se déployer comme sentiment, émotion, affection qui seront bientôt celles de l’âme.

Savoir que les autres existent, est une manifestation, une preuve, de sa propre existence et donne sens et signification à la vie.

Ce besoin du groupe n’est pas un besoin vital au sens physiologique et matériel du terme mais représente sans doute la première expression altruiste du sentiment détaché de la sphère de l’intérêt et de la réciprocité des échanges. Il doit s’analyser comme une mutation dans l’ordre du vivant issu du processus de l’évolution par laquelle paraît, se construit, un affect autre que celui de peur ou de satisfaction liées à l’animalité antérieure. (à remarquer que le sentiment d’abandon chez les animaux domestiques peut être cause parfois de la mort de l’animal et que cet affect ne permet pas de tracer une frontière entre nature et culture). A côté des fonctions cognitives découlant d’une praxis du réel, de l’extraction des essences, plus ou moins liées au vouloir vital d’être et de croître, surgit le « sentiment » libre de toutes déterminations purement biologiques, l’espace autonome de l’éthique.

Avoir besoin des autres pour conforter le sentiment d’exister et donc aimer leur compagnie pour être pleinement soi, telle est sans doute la plus lointaine origine de l’éthique. Sur cette base de contrainte ontologique du groupe comme nécessité mais co-existant à l’existant, va pouvoir s’opérer la distinction entre l’universel et le particulier, les intérêts du  groupe dans ses fonctions vitales (survie, division du travail, langage etc) et ceux des individus. Mais, par delà ces fonctions sociales, organisationnelles et les œuvres des individus, s’imposera, comme transcendant les consensus et dissensions de groupe, ce besoin « naturel » mais désormais  spirituel qu’est la présence de l’autre.

Aussi, si on considère que la religion présente une double polarité – l’une tournée vers l’inconnu de Dieu, l’autre vers les hommes – c’est ce désir d’être membre d’un groupe comme témoignage de l’appartenance à une espèce que la religion (au sens large) va consacrer. Le discours sur l’identité du groupe, sur le fond idéologique commun, va être d’abord certification du non abandon et de la prise en charge de la solitude, comme reconnaissance de sa participation ontologique à l’espèce. Le fond religieux de l’humanité a pour origine ce sentiment altruiste mais tout aussi bien imposé par le principe de l’évolution du vivant, par lequel il est impossible à une conscience de pouvoir exister seule. Le discours métaphysique sur « l’être-ensemble » viendra donner un corpus conceptuel à cet affect primordial et les différentes sociétés vont se distinguer par l’élaboration originale de mythes et croyances collectives auxquels chacun est convié à adhérer, comme partie intégrante de l’histoire factuelle et figurative. Les affrontements humains entre groupes seront donc doublement légitimés pour la défense et la conquête d’avantages vitaux, mais auront également une dimension plus spirituelle, plus idéologique. Le besoin de l’autre s’exprime, s’exorcise, dans ces moments de communion qui relient et se transmuent en « souci de l’autre », inquiétude pour le groupe, désir de s’impliquer dans sa sauvegarde et son devenir, dans l’élaboration du discours collectif sur le « bien commun ».

5 – Le sacrifice et l’interdit du meurtre

L’extraction de l’animalité, la conscience de sa différence n’est rien moins qu’évidente puisque l’homme fait partie du règne animal seulement distinguable par un type particulier d’intelligence. La différenciation n’a pu être que progressive ce qui peut expliquer, chez les peuples les plus primitifs, voire plus tardivement, la persistance d’une identification à l’animalité en même temps que la conscience d’une différence. Il n’empêche que l’ennemi premier auquel l’homme a dû s’affronter était l’animal perçu contradictoirement comme menace mais aussi moyen de survie alimentaire. L’animal est donc à la fois objet de crainte mais également d’adoration puisque source de vie en tant que nourriture.

Comment faut-il comprendre le culte dont l’animal fut l’objet et le sacrifice de celui-ci dans les cérémonies religieuses ? Il faut se souvenir que les hommes et animaux cohabitèrent longtemps et eurent un mode de vie fort semblable qui rendait la différenciation peu évidente. On pourrait penser que tuer un animal n’était pas d’une essence très différente que le meurtre d’un compagnon préhistorique. Pour maintenir la paix et donc la cohésion du groupe indispensable à la survie, il fallait donc bien distinguer ces deux types de meurtre. Le respect de la vie de l’autre est avec l’interdit de l’inceste, l’un des fondements de la coexistence collective et de la naissance de la conscience morale. Les hommes de ces époques devaient être pris dans cette contradiction entre le respect de la vie et la nécessité de tuer pour se nourrir. Sa fonction de ce culte était plutôt un exorcisme, la purification d’un meurtre qui tout à la fois attente à l’ordre du cosmos et  se trouve intégré et imposé par celui-ci,  puisque pratiqué par l’animal lui-même pour se nourrir.

Le sacrifice doit s’analyser comme un hommage à la victime pour légitimer l’obligation vitale du meurtre. Il conjugue à la fois l’interdit et sa transgression : il conjure la mort comme nécessité pour la vie.

La transgression, n’est donc possible que dans un acte rituel qui est en même temps valorisation et respect de la vie. C’est ce respect de la vie qui s’impose aux membres du groupe qui ne doivent pas tuer pour pouvoir vivre en société.

La cérémonie du sacrifice est également l’une des premières manifestations de ce qui fut appelé par la suite le sacré et religion. Elle marque une séparation nette entre le statut de l’animal et celui de l’homme et signifie une prise de conscience de l’humanité comme telle. Cérémonie qui est rassemblement, communion du groupe où s’exprime cette identité collective, cette solidarité d’espèce, laquelle n’a pu exister sans l’interdiction du meurtre que le sacrifice remémore.  Il ne pouvait pas avoir cette vertu plus tardive, dans les religions « avancées », d’être un acte rituel pour se concilier la faveur des Dieux et d’en obtenir des faveurs. Il est à noter que l’interdiction de tuer son prochain est la première règle de société dans les dix commandements hébraïques suivie de celle de l’adultère, du vol, du mensonge.

Ces interdit gravés dans la pierre sinon inscrit dans un texte sacré n’ont pas surgi sui generis et ne font que consacrer une tradition orale depuis longtemps établie.

On trouve dans de nombreuses peuplades dites primitives nombre de rituels d’expiation et de purification après le meurtre d’un ennemi. La peur du retour de l’esprit de la victime et de sa vengeance montre bien qu’existait l’interdit premier du «  tu ne tueras point » et que le respect de la vie de l’autre comme être humain est bien le fondement de l’éthique et partant de l’humanisme de l’humain.

Il ne peut y avoir de vie en société possible sans application de l’interdit du meurtre. La survie d’un groupe suppose l’établissement de règles permettant la socialisation de chacun c’est-à-dire la répression des instincts et de la volonté de puissance. La cessation du combat entre mâles pour la possession des femelles  et pour assurer sa subsistance, impliquent le respect des règles de répartition des femmes (dont fait partie l’interdiction de l’inceste) et l’interdiction du meurtre. Ces règles, implicites et jamais clairement formulées initialement puisqu’elles semblent s’être imposées comme « naturellement » comme condition de la vie en groupe, ont trouvé leur expression dans le rituel et les cérémonies qui fonctionnent comme rappel, mais aussi, symétriquement, comme moment de l’unité collective. Il y a donc eu passage des contraintes naturelles obligées pour la survie de tout groupe, à l’ordre divin. Le sacré prend ainsi sa véritable origine dans les nécessité de régulation du groupe et ce n’est que par la suite, plus tardivement, avec l’élargissement de la séparation homme/nature, que l’extériorité est interrogée somme mystère, lieu de forces inconnues qu’il s’agit de conjurer.  Le fait religieux apparaît d’abord comme la manifestation  d’un groupe constitué qui organise un rituel par définition collectif pour être ensuite un questionnement sur les causes et l’origine de la création.

Ce transfert de l’origine de la loi à une sphère extérieure méta humaine parait tout à fait logique puisque ne relevant pas directement de la volonté des hommes. Si on définit l’espace du religieux comme l’ensemble des phénomènes et contraintes qui échappent à la maîtrise directe et compréhension des hommes, alors la loi du groupe tout autant que les manifestations de la vie, relèvent de cette dimension. On comprend alors beaucoup mieux pourquoi un chef politique ou religieux avait besoin de s’appuyer sur une méta réalité s’imposant à tous, pourquoi la règle collective nécessitait une légitimation extérieure, divine, que l’autorité doit faire respecter. Le rôle d’intercesseur  que se soit celui d’un chef de clan, d’un prêtre, devin, prophète etc, indique que l’ordre du monde n’est pas gouverné par les hommes mais par des forces qui les dépassent. Lorsque ces règles implicites, dissimulées dans le rituel puisque venant du plus profond de la préhistoire, deviennent des tables de la loi inscrites dans la pierre, nous sommes passés à un niveau supérieur d’objectivation de l’obscur et du caché. Paradoxalement, le monothéisme hébraïque est une étape dans la régression du religieux puisque progressant dans le mouvement général de « dévoilement » des mystères sur l’origine de la loi du groupe.

Sans le respect de la loi, la mise en place de tabous, aucune société ne peut fonctionner ni subsister. Dés que deux individus s’établissent sur un même territoire et entrent en relation, surgit une règle commune pour réglementer leurs rapports. En ce sens, le principe de la loi n’est ni d’origine divine ni humaine mais s’impose dans la situation de rencontre : il s’agit d’une loi « naturelle ». Mais faire respecter cette loi par les volontés de puissance toujours à l’œuvre suppose contraintes et sanctions. L’ordre du groupe ne relève pas de la volonté humaine mais transcendent les individualités, il apparaît ainsi comme donné de l’extérieur tout en étant un principe vital conditionnant la survie. C’est dans cette zone d’impuissance et de nécessité vitale qui prend naissance le « sens du sacré ». La crainte de la punition divine fonctionne comme une suppléance de l’autorité qui peut ainsi jouer sur les deux tableaux de la sanction sociale et des Dieux, pour à la fois faire respecter la règle par la crainte et intérioriser l’interdit comme nécessaire. La longue histoire de l’intrication entre pouvoir temporel et spirituel n’a pas d’autre origine.