9- Histoire & utopies permanentes

Cette démarche, que Benjamin qualifie de messianique et dont la fin signifie en même temps retour à l’origine, évoque la conception de l’histoire propre à la mystique juive. Celle-ci a toujours conçu la fin messianique de l’histoire comme l’accomplissement du projet idéal impliqué dans la création. En ce sens, il s’agit pour elle moins d’une restauration de l’origine que de la réalisation, à travers les avatars du temps humain, de toutes les virtualités utopiques codées, pour ainsi dire, dans le programme originel de l’aventure humaine… Cela confère à l’histoire une certaine part de déterminisme, il n’en reste pas moins que ces données sont de pures virtualités, dont la réalisation ou non dépend soit du hasard, soit de la liberté humaine.

Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, p 149, Folio essais

L’histoire arborescente que nous voudrions décrire ici suppose définis à priori un certain nombre de lois et de principes très intriqués à savoir :


1) La multiplicité se déploie à partir de la fragmentation /division d’une unité, d’un tronc commun. Consécutivement, le schéma de tout développement, de toute évolution, est celui de l’arborescence, de la multiplication des variations possibles à partir d’une unité fondatrice qui se ramifie.

Intrication de l’histoire arborescente et de la théorie de l’évolution : l’évolution n’est pas linéaire mais emprunte des voies multiples, parfois surprenantes et divergentes, mais une même poussée vitale semble animer les peuples pour aller plus loin dans la réalisation de ses objectifs. Ce qui est entrepris ici, par un peuple particulier, peut être repris ailleurs, selon de toutes autres conditions, sans liens apparents entre eux. De même, une forme historique ne succède pas brutalement à une autre en l’éliminant radicalement, l’ancienne continue à subsister longtemps et comme parallèlement à la nouvelle.

2) Intrication de l’histoire déterministe et de l’histoire volontaire : un courant profond de besoins et de projets consécutifs constitue le mouvement contraint de l’histoire humaine, à chaque étape mis en œuvre par la détermination volontaire d’un peuple ou d’individus particuliers.  Jeu alterné du contingent et de l’aléatoire : l’évolution et l’histoire ne sont pas soumises au pur hasard ni ne répondent à un strict déterminisme.

3) L’histoire humaine, qui est celle de la conquête sous toutes ses formes (terrestre, du savoir, de la technique, etc.) s’inscrit dans le mouvement général de la volonté d’être et de croître qui est celui de tout le cosmos. L’histoire humaine s’emboîte et ne fait qu’accomplir le projet général de la nature.

Le mouvement général de l’humanité a été de conquérir par l’esprit la connaissance et la maîtrise de ses instincts et contraintes naturelles, afin de perfectionner et d’élever leur nature, de passer de l’obligation au désir, de la lutte à l’éthique, du réflexe au sentiment, de l’objet à l’œuvre d’art, de la survie à l’excès de vie.

Ce principe de perfection et de progrès a pour origine la réponse nécessaire à l’évolution et aux changements du milieu tels que l’organisme puisse pour survivre s’y adapter. Il trouve, dans le mouvement de tous les étants et la loi de l’évolution consécutive, ses fondements premiers qui contraignent au surgissement des formes et fonctions nouvelles et semblent avoir été conservés dans la structuration et les pulsions de l’esprit porté au dépassement constant de l’acquit, dans une tension permanente vers l’infinité de la connaissance. Il a également pour moteur l’écart entre l’idéal et le réel et trouve ainsi dans l’insatisfaction, l’inadéquation,  l’une des causes de son mouvement d’acquisition et de dépassement.

4) Le destin des hommes s’inscrit dans le champ des possibles d’une époque, de sorte que les différents héros de l’histoire ne pouvaient se douter que leurs actions subjectives et leurs passions puisaient leur mobiles profonds dans un mouvement qui les dépassait eux-mêmes, qu’ils obéissaient bien plutôt à ce mouvement qu’ils ne le commandaient, l’occasion leur étant simplement offerte d’accomplir un moment de ce devenir collectif. Il en va de même des peuples historiques qui en chaque temps réalisent et portent au plus loin les idéaux collectifs de l’humanité.

5) Le sens général du progrès a consisté, en chaque sphère de l’action ou de la pensée humaine, à tendre vers un absolu de perfection constituant autant d’idéaux utopiques de nature à la fois matérielle (bien-être, confort, sécurité, plénitude alimentaire, jouissances multiples, santé, etc.) et spirituelle (amour, justice, sagesse, salut individuel, etc.).

Tension vers la satisfaction absolue : depuis un besoin/désir primaire voire animal, la satisfaction de celui-ci va tendre vers sa perfection absolue et celle-ci pourra être prise en charge par des peuples successifs. Dés l’origine l’humanité était déterminée  à concrétiser un certain nombre d’absolus embryonnaires, d’utopies et la marche de l’histoire peut s’analyser comme les différentes voies et procédures mises en œuvre pour leur accomplissement.

L’un des « buts de l’histoire » qui travaille le mouvement de l’espèce humaine depuis ses origines était d’atteindre un des absolus qu’est la conquête générale et sa répartition sur l’ensemble de la planète. L’instinct de reproduction, que l’on rencontre dans toutes les espèces, est l’un des modes fondamentaux d’expression de la volonté de puissance et d’être qui n’a d’autres limites pour la prolifération d’une espèce que celles opposées par leur éco-système ou une volonté contraire empêchant sa croissance.


6) L’histoire profonde est impulsée par deux tendances qui se recoupent, se rejoignent, se séparent : celle de l’action conquérante de la volonté de puissance (survivre, croître, proliférer) et celle des idéaux utopiques qui constituent la finalité proprement humaine. En matière de concrétisation des idéaux humains nous devons raisonner sur une temporalité très longue et comme dans d’autres domaines de l’évolution, nous rencontrons des essais et des erreurs, des avancées et des reculs.

7) L’histoire humaine est commandée par le principe très général de liberté par lequel chaque étant a pour finalité de se détacher de ses déterminismes et contraintes naturels pour acquérir plus d’autonomie, de puissance de vie, de force d’action sur l’extériorité. En ce sens, la liberté ne peut se détacher du principe vital qui pousse chaque étant vers les limites de ses possibles à la fois pour subsister mais aussi pour croître et proliférer. Le mouvement vers l’absolu de la liberté pour l’homme, c’est de dépendre de moins en moins des déterminismes naturels et sociaux mais de sa volonté consciente pour le choix de son mode d’être. Toute l’histoire politico-économique doit se comprendre comme la mise en œuvre du principe de liberté pour arracher chaque individu aux limitations naturelles et combattre l’oppression politique. Le combat pour l’émancipation de chacun s’inscrit dans le cadre plus général de réalisation des idéaux et utopies personnels et collectifs.

8) L’absolu de perfection vers la liberté qui travaille en profondeur l’histoire humaine a été mis en œuvre par différentes civilisations qui s’en sont approchées plus ou moins, qui ont posé les bases de leur accroissement futur. Dés lors, toutes les tentatives collectives qui s’en éloignent dans leurs principes fondamentaux sont vouées à l’échec car ayant emprunté une voie sans issue. Ces tentatives sont autant d’erreurs qui ferment à l’humanité ce possible existant, indiquant avec plus de clarté et de précision ce qui reste comme chemins praticables. En ce sens, les grandes tragédies du XXe siècle par exemple (Fascisme, Stalinisme, dictatures diverses) s’inscrivent dans la logique essais/erreurs d’une humanité en quête de son absolu et n’ont de positif que de nous indiquer les sens interdits de l’histoire et d’en tirer des leçons pour l’avenir.

9) Convergence évolutive : des groupes humains séparés, placés dans des conditions matérielles identiques ou environnementales ont souvent trouvé, lorsqu’il s’agissait d’un problème qu’ils se posaient, les mêmes solutions approximatives. Un même « champ de possibles » était ouvert aux différentes étapes de l’évolution historique.

10) Ce n’est pas tant la puissance de l’un qui abaisse celle de l’autre qui aboutit à la prééminence d’une forme historique sur une autre,  mais l’affaiblissement progressif du moins adapté à l’évolution du milieu, des idées, l’inadéquation croissante entre son projet et les nouvelles exigences du réel/de la société.

Ce n’est pas la dialectique hégélienne des contraires, le rôle de l’opposition du négatif qui commande toutes les histoires, mais le déploiement concurrentiel des quasi- identiques à partir d’une différenciation qui s’origine sur une base commune. Les différents à partir du même se maintiennent liés par un rapport permanent de leurs forces, ou, plus sûrement parfois, continuent-ils leur évolution sans se rapporter aucunement l’un à l’autre.


11) Ce progrès, la conquête, l’accumulation des savoirs et des biens sont soumis à la loi des rendements décroissants et de la saturation progressive des différents champs de possibles.

Il s’agira de vérifier dans l’histoire comment fonctionnent ces lois et principes en examinant quelques-uns des projets humains accomplis.

Principe 1 La multiplicité se déploie à partir de la fragmentation/division d’une unité, d’un tronc commun. Consécutivement, le schéma de tout développement, de toute évolution, est celui de l’arborescence, de la multiplication des variations possibles à partir d’une unité fondatrice qui se ramifie.

Intrication de l’histoire arborescente et de la théorie de l’évolution : l’évolution n’est pas linéaire mais emprunte des voies multiples, parfois surprenantes et divergentes, mais une même poussée vitale semble animer les peuples pour aller plus loin dans la réalisation de ses objectifs. Ce qui est entrepris ici, par un peuple particulier, peut être repris ailleurs, selon de toutes autres conditions, sans liens apparents entre eux.

On doit faire débuter l’histoire humaine à partir de son origine naturelle, son extraction des règnes végétal et animal. Si cette histoire présente des spécificités certaines qui nous interdiraient d’user d’un biologisme primaire pour l’expliquer, l’inverse sera tout aussi erroné de ne pas analyser les lois naturelles qui l’ont déterminée et la dirigent encore. Les grands principes de l’évolution à l’œuvre dans la nature trouvent leur traduction dans l’action humaine sous des formes spécifiques mais gardent toujours leur imprégnation d’origine, par exemple dans l’extrême diversité des activités humaines, dans la division du travail, qui suppose qu’une tâche simple initialement puisse ensuite se complexifier, être perfectionnée et enrichie à l’extrême, et exercée par des acteurs multiples. De même, la satisfaction d’un besoin primaire comme se nourrir a vu se multiplier les modes de satisfaction, les types de produits, et à partir d’un bien particulier, on constate que l’humanité n’a cessé de produire des variétés différentes, d’imaginer croisements et combinaisons. Les artefacts humains suivent les mêmes voies de création que les productions naturelles puisque l’on constate dans les règnes végétal et animal la même prolifération des formes et espèces, le même génie créateur, les mêmes procédures qui nous indiquent que l’homme n’a jamais cessé d’appartenir à la nature et d’obéir à ses lois.

L’histoire arborescente est donc celle du développement de la complexité à chaque fois à partir d’un tronc commun originel par définition simple.

Il n’est pas de fonction humaine dont on ne pourrait retrouver l’origine dans la simplicité initiale (développement de l’œil par exemple), ou dans des besoins ou objets primaires  (habiter, se défendre, se déplacer). Ceux-ci ont été satisfaits de façon multiple et variée selon les différentes époques et civilisations (formes diverses de l’habitat, variété des armes, etc.) qui manifestent les capacités imaginatives de l’humanité qui tout à la fois imite, s’adapte aux contraintes du réel et invente du nouveau. L’homme prolonge et complète ainsi la Création et ne fait que poursuivre l’œuvre de la nature non plus aléatoirement mais en y introduisant du projet, de la conscience. L’adaptation de l’objet à sa fonction répond, sur un autre mode cependant, aux principes de l’évolution par lesquels tout être ne subsiste que s’il s’accorde aux lois physiques et biologiques et aux contraintes du milieu.

Principe 2 Intrication de l’histoire déterministe et de l’histoire volontaire : un courant profond de besoins et de projets consécutifs constitue le mouvement contraint de l’histoire humaine, à chaque étape mis en œuvre par la détermination volontaire d’un peuple ou d’individus particuliers.  Jeu alterné du contingent et de l’aléatoire : l’évolution et l’histoire ne sont pas soumises au pur hasard ni ne répondent à un strict déterminisme.

S’il est impossible de prévoir quand, comment et par qui va s’effectuer une rupture, le passage d’un stade à un autre, on peut affirmer cependant que celle-ci est nécessaire car l’ensemble des étants est soumis au principe d’évolution qui impose le changement et l’obligation, pour survivre et croître, de s’adapter aux transformations.

L’évolution ou le mouvement de l’histoire, ce que nous pourrions appeler le progrès, ne relève pas de l’ordre humain volontaire mais répond à des déterminismes plus profonds qui s’enracinent dans les principes généraux de l’évolution naturelle. Le mouvement vers le mieux-être, le souci constant de dépassement, l’impulsion qui pousse les humains vers plus d’efficacité se trouvent simplement exacerbés, tendus vers leurs limites mais n’ont d’autre origine que l’instinct d’adaptation et de survie, la volonté de puissance cosmique : l’humanité ne fait jamais que déployer les moyens mis à sa disposition par l’ordre naturel.

Cet instinct de dépassement, dans l’histoire humaine, s’est trouvé mis en oeuvre avec plus d’opiniâtreté et de puissance chez certains individus ou certains peuples de telle sorte que ici ou là, dans le temps ou l’espace, l’invention, le changement, la mutation s’opèrent de la même façon que nous pourrions assister à des mutations organiques dans le règne animal.

On peut très bien imaginer, comme certains auteurs le prétendent, que les hommes du néolithique n’avaient aucune raison d’opérer une mutation qui a conduit au stade suivant de la sédentarisation ; ils y ont été cependant conduits par les contraintes externes nouvelles (changement du climat, de l’environnement, de la démographie) jointes aux évolutions internes (progression du savoir, de la conscientisation). Que cette évolution concerne un groupe d’hommes et laisse inchangée une organisation sociale particulière, la co-présence au XXIe siècle d’un ordre mondial très avancé sur le plan technique avec un certain nombre de sociétés traditionnelles voire primitives tendrait à le prouver. Mais on ne saurait dire et démontrer exactement pourquoi une mutation décisive se produit dans un groupe, une civilisation et pas dans une autre. Avant la mutation de la Renaissance occidentale, l’Europe et la Chine avaient un niveau technique relativement proche. Ce n’est qu’à posteriori qu’il est possible de déterminer les facteurs concomitants ayant permis le basculement de la Renaissance européenne. Il est également tout aussi difficile de déterminer pourquoi une mutation ne se produit pas dans une société alors même que les conditions sont quasi identiques avec une autre. Ainsi de l’usage de la boussole par l’Occident ayant permis les grandes découvertes des terres nouvelles, alors même que la Chine l’avait déjà expérimentée.

Cependant, à partir du moment où un champ de possibles est ouvert, notamment par la conjonction d’un certain nombre de facteurs scientifiques et techniques, il s’en suit un enchaînement logique des découvertes qui ne rendent plus celles-ci totalement imprévisibles. La seule question est alors de savoir quand, comment et par qui elles seront effectuées.

L’adoption d’une forme historique nouvelle répond à une catégorie de besoins et d’idéaux qui nécessairement comporte une perte par rapport au passé, l’avantage qui est obtenu l’emportant sur l’inconvénient. La vie libre et d’une certaine façon harmonieuse des chasseurs du paléolithique présentait sans doute plus de qualités que celle du paysan égyptien soumis aux contraintes et à la police du pouvoir royal. Mais l’impératif de survie qui imposait une forme d’organisation d’une population nombreuse pour domestiquer les crues du Nil a conduit à la brillante civilisation égyptienne. Ici, c’est la raréfaction des ressources naturelles sur un territoire donné qui a contraint à la sédentarisation, au passage de la cueillette à l’agriculture sédentarisée. La découverte de l’agriculture n’est donc pas une surprise, elle était contenue dans les possibles de la nature. Cela est si vrai que des peuplades n’ayant jamais eu de communication entre elles l’ont mise en pratique. Elle offrait l’avantage d’une sécurité alimentaire plus grande que la cueillette supposant une extension constante du territoire en proportion de l’augmentation de la démographie.

D’une façon générale, il est impossible d’établir une hiérarchie des civilisations, des modes de vie dans les sociétés, en termes de « mieux-être » et consécutivement de progrès de l’une sur l’autre. Chacune constitue une totalité cohérente et trouve en  elle-même ses équilibres et engendre ses fléaux et mal-être. Le seul progrès envisageable ici est celui du savoir, des sciences et des techniques, du mode et du type de production et de l’augmentation de la richesse collective, du champ d’extension de la puissance humaine sur la nature, sur sa nature.

Principe 3 L’histoire humaine, qui est celle de la conquête sous toutes ses formes (terrestre, du savoir, de la technique, etc.) s’inscrit dans le mouvement général de la volonté d’être et de croître qui est celui de tout le cosmos. L’histoire humaine s’emboîte et ne fait qu’accomplir le projet général de la nature.

Il n’y aurait pas eu d’humanité, celle-ci serait restée à l’état animal primaire, s’il n’y avait pas eu progrès et dépassement constant de l’état antérieur.

Le mouvement général de l’humanité a été de conquérir par l’esprit la connaissance et la maîtrise de ses instincts et contraintes naturelles, afin de perfectionner et d’élever leur nature, de passer de l’obligation au désir, de la lutte à l’éthique, du réflexe au sentiment, de l’objet à l’œuvre d’art, de la survie à l’excès de vie.

Ce principe de perfection et de progrès a pour origine la réponse nécessaire à l’évolution et aux changements du milieu tels que l’organisme puisse pour survivre s’y adapter. Il trouve dans le mouvement de tous les étants et la loi de l’évolution consécutive ses fondements premiers qui contraignent au surgissement des formes et fonctions nouvelles et semblent avoir été conservés dans la structuration et les pulsions de l’esprit porté au dépassement constant de l’acquit, dans une tension permanente vers l’infinité de la connaissance. Il a également pour moteur l’écart entre l’idéal et le réel et trouve ainsi dans l’insatisfaction, l’inadéquation,  l’une des causes de son mouvement d’acquisition et de dépassement.

Principe 4 : Le destin des hommes s’inscrit dans le champ des possibles d’une époque, de sorte que les différents héros de l’histoire ne pouvaient se douter que leurs actions subjectives et leurs passions puisaient leur mobiles profonds dans un mouvement qui les dépassait eux-mêmes, qu’ils obéissaient bien plutôt à ce mouvement qu’ils ne le commandaient, l’occasion leur étant simplement offerte d’accomplir un moment de ce devenir collectif. Il en va de même des peuples historiques qui en chaque temps réalisent et portent au plus loin les idéaux collectifs de l’humanité.

La colonisation de la planète par l’espèce homo sapiens sapiens a débuté il y quelques millions d’années lorsque sa migration a commencé, paraît-il, depuis son berceau d’Afrique. Nous avons ici l’amorce qu’un mouvement conquérant qui représente l’expression même de la poussée vitale ayant trouvé son achèvement au XXe siècle. Chaque « conquérant » s’inscrit donc – malgré lui – dans un processus historique qui le dépasse et auquel il ne fait qu’obéir. Il s’agit d’un déterminisme puissant qui a poussé toutes sortes d’humanité, d’individus, à la conquête et l’expansion, à se répandre et contrôler des territoires de plus en plus vastes, à fonder des empires, à fédérer des populations, à coloniser des terres vierges, à dominer des peuples et des ethnies. Ce mouvement, cette longue épopée constitue le propre de l’histoire humaine faite de luttes et d’alliances, de constructions et de destructions de cités, humanité tout à la fois déterminée par sa volonté de puissance et de prolifération mais aussi par sa passion d’un ailleurs, d’un mieux-être, d’une curiosité et d’une soif de connaissance et d’aventures. Ici, comme tout ce qui concernera l’humain, nous retrouvons cette intrication entre les contraintes et déterminismes naturels et la volonté consciente de l’homme qui prolonge et maîtrise ceux-ci pour leur donner une coloration et une signification proprement humaines.

Il se trouve que c’est Christophe Colomb qui a découvert l’Amérique mais celle-ci l’aurait été nécessairement par un autre navigateur, voire un homme d’Asie si l’évolution de ces peuples avait été orientée différemment. L’Europe de la Renaissance avait réuni un certain nombre de conditions sociotechniques favorables pour que ce projet soit accompli par l’un ou l’autre des navigateurs potentiels des différentes nations européennes. La découverte de l’Amérique était donc en attente de découverte, comme potentiellement offerte.

Cependant, Christophe Colomb a donné à cette aventure son caractère personnel, unique dont les conséquences se prolongent encore dans le rôle qu’a pu jouer l’Espagne en Amérique du sud et qu’elle continue de jouer à travers notamment la persistance de la culture espagnole. Comme on le constate, sur un vecteur profond de l’histoire constituant un strict déterminisme, se superpose l’histoire humaine chargée de l’accomplir et où intervient la volonté d’un  homme, elle-même soumise au hasard des naissances, des conditions sociotechniques particulières qui vont l’orienter dans un sens ou un autre tout en restant dans les limites de ce déterminisme historique « naturel ».

Si Napoléon n’avait pas existé, de toutes les façons le courant d’idées de la révolution française aurait abouti, avec plus ou moins de retard, avec des caractères certes tout autres qui auraient donné à la France des institutions légèrement différentes que celles que nous connaissons. La réunion de la législation dans le code civil par exemple apparaissait comme une nécessité qui aurait fini par trouver sa réalisation.

Il n’est qu’à constater l’histoire des différents peuples d’Europe, assez spécifique, qui a abouti, finalement, à une Europe intégrée dont les modes de vie et institutions ne sont pas radicalement différents. Hitler, Mussolini, Franco ont existé, qui ont donné pour un temps une orientation particulière au destin de leur peuple. Mais on doit analyser leur action comme une tentative infructueuse d’une « espèce culturelle » n’ayant pu survivre car inadaptée à une logique profonde de l’histoire. Le prix humain à payer est exorbitant chaque fois qu’une aventure historique de ce type emprunte des voies contraires à un déterminisme profond.

Quel est donc ce déterminisme qui semble ici n’avoir rien de naturel au contraire de celui de l’avancée planétaire de l’homme ?

C’est ce fond permanent d’utopies, d’idéaux collectifs, que nous pourrions appeler le sens du progrès commun imparfaitement formulé par la conscience d’un peuple, d’une humanité et qui trouve toujours des défenseurs, des résistants à la barbarie et à la régression collective, et qui se traduit par une lutte permanente entre cet idéal variable de perfection, cette idée particulière du bien commun et ceux qui à un titre ou un autre s’y opposent, s’en font une autre idée.

Cheminement difficile, aléatoire, que cette idée d’un bien commun qui doit trouver dans l’histoire sa réalisation et qui ne se donne pas avec évidence dans toute sa clarté, sa justesse, son immédiateté, qui se formule souvent avec maladresse, dans le doute, le désespoir voire l’incrédulité à sa possible concrétisation. En chaque époque des hommes se sont levés pour tenter de hisser l’humanité vers son zénith et n’ont cessé d’agir pour le bien commun, ou ce qu’ils pensaient l’être, comme le ferait Sisyphe remontant indéfiniment son rocher.

Ce fond d’utopies est constitué par les absolus qui constituent le vecteur déterminant de l’histoire humaine et qui tendent vers la réalisation de la cité et du gouvernement idéaux, de la paix universelle, de l’extinction de la criminalité et du meurtre, de l’abondance et la sécurité économique pour tous, du règne de l’entente et de la fraternité, du bien-être commun, de la justice universelle. Il émarge au mythe du paradis terrestre où les hommes pourront vivre en harmonie, dans la beauté et l’amour, en accomplissant pleinement leurs désirs. C’est dans cette perspective qu’il faut analyser la tentative du communisme qui a dramatiquement échoué et qui semble devoir sans cesse être remise sur le métier puisque profondément impulsé par ce déterminisme quasi « naturel » qui pousse l’humain à atteindre ses absolus. C’est également dans le cadre d’une théorie de l’évolution historique arborescente d’essais et d’erreurs qui faut prévoir l’inéluctable surgissement d’une nouvelle tentative, d’un autre surgeon, qui se déploiera à partir de ce tronc commun du « déterminisme utopique » pour refleurir dans un cadre conceptuel tout autre et pris en charge par d’autres hommes providentiels, d’autres héros de l’histoire en attente de gloire.

Ainsi, entre l’histoire strictement déterministe et l’histoire événementielle mise en œuvre par la volonté des hommes, il n’y a pas contradiction mais complémentarité. C’est l’histoire déterministe qui crée l’espace des possibles à partir duquel certains hommes devront nécessairement mettre en œuvre l’histoire réelle, particulière. Cette histoire réelle sera tout à fait originale et spécifique, n’aura pas d’équivalent exact et n’aurait pas été possible « autrement ». Il y donc un caractère unique à « l’évènement » historique qui a pu faire croire à son indéterminisme absolu, à sa totale indépendance.

Cette poussée vitale des idéaux constitue le moteur « inconscient » de l’histoire humaine qui motive l’avancée, la marche des peuples et des hommes qui ont, à chaque étape, la charge de l’accomplir. Mais il ne s’agit pas d’un fatalisme selon lequel ce qui doit arriver arrivera, mais d’un volontarisme pour faire advenir, selon des modalités uniques et particulières, l’évènement qui accomplira le destin de l’humanité.

Car encore faut-il que des « hommes historiques » bien réels et datés se saisissent de ce cours de l’histoire pour en comprendre l’exacte signification, pour en interpréter les signes, pour s’investir dans cette mission, pour la diriger vers sa fin effective et ne pas l’engager dans les ornières où il faudra attendre d’autres occurrences, d’autres grands hommes, pour remettre l’humanité sur la bonne voie.

Passions des hommes : le destin des hommes s’inscrit dans le champ des possibles d’une époque de sorte que les différents héros de l’histoire, nos conquérants, ne pouvaient se douter que leurs actions subjectives et leurs passions puisaient leur mobiles profonds dans un mouvement qui les dépassait eux-mêmes, qu’ils obéissaient bien plutôt à ce mouvement qu’ils ne le commandait et, comme la plante que l’on cueille car elle est là, que l’occasion leur était simplement offerte d’accomplir un moment de ce devenir collectif. La liberté individuelle ne peut jouer que sur un nombre plus ou moins restreint d’occurrences possibles, prisonnière qu’elle est d’un ensemble de contraintes qui constitue une « situation historique » qui ferme le « système des possibles ». Ainsi, Alexandre le grand aurait tout aussi bien pu décider de continuer jusqu’en Chine, mais sa conquête participait du mouvement plus vaste de l’histoire de la conquête de la planète devant aboutir tout logiquement à la mondialisation des échanges et aux rapprochement des peuples. Dés lors, ici l’universel ne s’oppose pas au particulier comme un moment de la réalisation du Tout de l’idée, mais la subjectivité est structurée par l’universel où elle puise son fondement premier et le sens ultime de son action. Si l’idée absolue ne peut trouver d’autre « lieu » de réalisation que la conscience particulière, cela ne veut nullement dire que pour l’accomplissement de cette mission elle doive s’en séparer, s’y opposer pour ensuite revenir à elle-même : l’universel est tout de suite à l’œuvre dans le particulier.

Le hasard d’une découverte n’est jamais total pas plus que son déterminisme n’est strict. L’invention intervient toujours dans un espace de besoin, une zone de questionnement qui délimite celle des possibles où s’effectue la recherche. L’invention de l’avion était donc prévisible depuis le mythe d’ Icare. Elle a été rendue possible par les progrès cumulés dans différents secteurs (métallurgie, thermodynamique, etc.) et intervient « comme à son heure » à l’intérieur d’un paradigme scientifico-technique donné. Dés lors, la découverte n’apparaît plus comme totalement imprévisible. Son émergence peut s’expliquer par le contexte socio-technique d’ensemble d’une période de l’histoire, et vient combler une attente, un vieux rêve. L’invention est alors empruntée sur le capital d’utopies et de besoins. Elle est soit perfectionnement d’un procédé ancien (de l’arc à l’arbalète) soit rupture technique profonde pour satisfaire un même besoin (du cheval à l’automobile).

Il ne s’agit pas d’un progrès linéaire mais bien plutôt désordonné, chaotique et heurté avec de brusques avancées, des moments de stagnation voire de recul. L’innovation technique, puisqu’il s’agit de découvrir du nouveau, est bien évidemment soumise aux lois aléatoires de la découverte et on ne peut affirmer que rétroactivement le caractère absolument inéluctable de son avènement par tel ou tel peuple ou individu qui l’accomplit.

Le sens général du progrès a consisté, en chaque sphère de l’action ou de la pensée humaine à tendre vers un absolu de perfection constituant autant d’idéaux utopiques de nature à la fois matérielle (bien-être, confort, sécurité, plénitude alimentaire, jouissances multiples, santé, etc.) et spirituelle (amour, justice, sagesse, salut individuel, etc.).

Tension vers la satisfaction absolue : depuis un besoin/désir primaire voire animal, la satisfaction de celui-ci va tendre vers sa perfection absolue et celle-ci pourra être prise en charge par des peuples successifs. Dés l’origine, l’humanité était déterminée  à concrétiser un certain nombre d’absolus embryonnaires, d’utopies et la marche de l’histoire peut s’analyser comme les différentes voies et procédures mises en œuvre pour leur accomplissement.

En définitive, il apparaît clairement que le « sens de l’histoire » qui travaillait le mouvement de l’espèce humaine depuis ses origines était d’atteindre son absolu qu’est la conquête générale de la planète permise par une dialectique auto entretenue entre la quantité d’étants à s’approprier et l’augmentation de la population mondiale. L’instinct de reproduction, que l’on rencontre chez toutes les espèces, est le mode fondamental d’expression de la volonté de puissance et d’être qui n’a d’autres limites que celles opposées par leur éco-système ou une volonté contraire empêchant sa croissance.

Principe 6 L’histoire profonde est impulsée par deux tendances qui se recoupent, se rejoignent, se séparent : celle de l’action conquérante de la volonté de puissance (survivre, croître, proliférer) et celle des idéaux utopiques qui constituent la finalité proprement humaine. En matière de concrétisation des idéaux humains nous devons raisonner sur une temporalité très longue et, comme dans d’autres domaines de l’évolution, nous rencontrons des essais et des erreurs, des avancées et des reculs.

a) La technique et la science participent de l’essence de l’homme.

Toutes les espèces – animales et végétales – doivent être dotées pour exister, survivre et se reproduire, de moyens de défense et d’appropriation de leur subsistance. Cette volonté d’être par laquelle la vie existe, se maintient et prolifère, se trouve incarnée au plus haut degré dans l’Esprit de l’homme. Cette puissance technicienne qui fait de l’homme le plus grand des prédateurs ne procède donc pas d’un quelconque dérèglement mental, d’une folie conquérante consécutive à un oubli des principes de sagesse élémentaires. Le saut dans l’évolution a été l’apparition d’une espèce ayant conquis un pouvoir technique d’action sur l’extériorité matérielle, végétale et animale. Son intelligence technicienne lui a permis de dépasser certaines des limites que lui imposent sa constitution physique naturelle et les contraintes de sa niche écologique auxquelles toutes les autres espèces sont asservies.

La technique et la science comme moyens de la maîtrise ne sont pas comme un à côté superfétatoire mais  relèvent de l’essence propre de l’être-homme.

Le langage, le concept, l’art, la religion sont autant de manifestations du génie humain qui le distinguent des autres espèces, mais sa survie et son expansion n’auraient pas été possibles sans sa capacité technique à inventer des outils qui ont prolongé ses aptitudes physiques limitées. Il va de soi que l’intelligence technicienne s’est développée dans le même temps que l’intelligence plus générale (art, religion, langage) et qu’on ne saurait ériger une fonction comme étant déterminante, l’esprit, dans sa structuration fondamentale étant UN dans la productions d’idées et de concepts.

L’homme s’est donné et a reçu la mission d’obéir aux lois de l’évolution en complétant l’œuvre de la matérialité par ses propres créations, en reculant toujours plus les limites des objets offerts à sa maîtrise. Dans ses grandes lignes l’histoire du progrès technique est tributaire des principes généraux de l’évolution des espèces. Le détournement à son profit des productions de la nature, l’accumulation par strates successives d’un savoir technique consécutif, s’est opéré par une série d’étapes, chaque civilisation déposant sa contribution au pied de l’autel de l’histoire universelle.

b) La nature est donnée à l’homme comme une réserve à priori sans limites offerte à son investigation. L’histoire naturelle de l’homme consiste  à dévoiler cette nature, à en comprendre ses lois, à inventorier ses constituants, à les utiliser ou les transformer pour satisfaire ses multiples besoins et ambitions. A partir d’un état de méconnaissance et de dénuement initial, l’aventure humaine a eu pour objet de transférer ce savoir potentiel disponible de la nature vers l’homme.

c) D’une façon générale, une découverte technique doit correspondre à la satisfaction d’un besoin et avoir une quelconque utilité, fût-elle symbolique (objets du rituel, pratiques artistiques). Le besoin de pratiquer l’agriculture et l’élevage doit donc correspondre à une situation malthusienne de raréfaction des ressources alimentaires corrélative à un accroissement de la population mais aussi des échanges, et à la sédentarisation sur un territoire.

Le développement de l’homme est tributaire des progrès de sa technique mais aussi des contraintes démographiques qui fait naître des besoins nouveaux tout autant que des capacité inventives et techniques supérieures. C’est dans l’interpénétration constante de ces facteurs s’alimentant et se stimulant mutuellement qu’on doit analyser la logique du progrès technique constant et croissant de l’humanité.

L’accroissement de la population impose l’extension du territoire de subsistance mais aussi une amélioration des techniques pour accroître les moyens d’en obtenir. Cette dialectique entre élévation de la population et conquêtes technique et territoriale résume tout le mouvement par lequel l’humanité s’est répandue et rendue maîtresse – provisoirement ? – de la Terre.

La colonisation de la planète Terre, sa mise en exploitation systématique, l’organisation rationnelle de la production selon le mode libéral, le primat de l’économique sur les autres sphères (politiques, culturelles, scientifiques, etc.), n’est qu’une mise en œuvre à très grande échelle des principes de lutte pour la survie, de reproduction élargie de l’espèce, de quête de sécurité alimentaire et de confort existentiel. Cette expansion économique des temps modernes ne procède donc pas d’un mouvement différent de l’expansion territoriale des groupes primitifs en quête de nouveaux territoires de chasse.

d) Une découverte ne peut surgir ex nihilo et dépend d’une façon ou d’une autre soit d’une technique précédente qui est améliorée, soit d’un transfert en provenance d’un autre objet technique. Ainsi, la cueillette ne pouvait survenir après l’agriculture, la chasse après l’élevage. Le principe de l’adaptation consiste précisément à se saisir de ce qui se propose comme immédiatement disponible. Cueillette sauvage, chasse et pèche ont donc constitué tout naturellement la première source d’alimentation demandant un perfectionnement technique peu évolué (massue, flèches, harpons). Il parait donc inconcevable que les premiers hommes sortant à peine de l’animalité aient eu immédiatement l’intelligence de la culture agricole et de l’élevage. Il se trouve donc une sorte de « chemin balisé » antérieur à la marche de l’homme et sur lequel celui-ci comme naturellement s’engage et suit. Il y a ainsi une logique de la découverte par laquelle une innovation doit être nécessairement précédée d’une autre. Ainsi, l’électricité ne pouvait apparaître avant la découverte du feu, la machine à vapeur avant le travail de la métallurgie, le fusil avant la flèche, etc.

L’histoire des sciences et techniques nous montre qu’il en fut ainsi et que  » rien n’arrête le progrès « . A priori, celui-ci peut paraître totalement imprévisible : ainsi Voltaire ne pouvait imaginer débattant à la télévision avec Diderot. Alexandre le grand   n’entrevoyait pas la création possible de l’arme absolue, la bombe nucléaire. Or l’imaginaire des utopistes entrevoyait la possibilité d’objets « idéaux » destinés à accroître ou créer certaines fonctions humaines nouvelles. Roger Bacon (1224-1292) envisageait déjà des   » machines qui nous permettront de naviguer sans rameurs, des chariots sans animaux de trait, des machines volantes ou qui se déplacent sous les mers ou au fond des fleuves. » Le XXe siècle concrétisera ces utopies. La science fiction d’aujourd’hui est une réserve de projets dont certains peuvent alimenter les recherches et déboucher sur de véritables réalisations.

I – Utopies et évolutions techniques

L’utopie constitue une potentialité d’avenir, comme promesse sans cesse essayée, et trouve parfois des réalisations partielles ou reste inachevée pour être perfectionnée, reprise dans d’autres conditions socio-techniques, par d’autres peuples, à un autre moment de l’histoire. Elles sont en germes dans le devenir humain et la réalisation dépend pour partie du hasard où la liberté humaine joue son rôle.

Ainsi, pour satisfaire un besoin, pour accomplir un rêve, pour donner forme à une utopie, le travail humain à travers les siècles va tendre opiniâtrement à leur concrétisation. L’œuvre humaine va essayer d’atteindre la satisfaction absolue en surmontant à chaque fois les obstacles jusqu’à sa réalisation totale. Notre histoire nous révèle ce fond de besoins, d’utopies, de désirs et d’ambitions permanents qui accompagnent le mouvement collectif pour lui donner son sens et sa direction générale. Cette dynamique tend à satisfaire à l’extrême les fonctions  et désirs humains primaires : manger, habiter, se déplacer, communiquer, vivre en sécurité, se reproduire, vivre vieux. A ces utopies devant se concrétiser par la science et la technique, il faut joindre celles de nature plus spirituelle et sociale : la paix et la sécurité universelles, la cité idéale, la justice terrestre, l’égalité, la liberté, la fraternité humaine, etc.

Pour ce qui concerne l’histoire humaine, ce qui s’est développé comme le plus complexe avait une origine très simple et s’est déployé à partir d’une singularité originelle. Ainsi par exemple du processus de détachement de la technique de la force aboutissant au couple pratique/théorique, manuel/intellectuel.

La force physique fut, en l’absence de l’outil,  le premier mode de la vie et de la survie, au plus proche du règne animal. Le passage de la force à la technique et à la science marque toute l’histoire de l’humanité conquérante et représente le vecteur historique central.

Il se remarque par exemple dans l’usage du levier comme symbole de la démultiplication de la seule force physique pour aboutir aux différentes modalités de maîtrise de l’énergie. Dés lors, le rôle du technicien de l’intellectuel, du savant prend de plus en plus d’importance et relègue le travail manuel au second plan dans le processus de l’avancée conquérante. Des fonctions et rôles sociaux nouveaux se détachent et sont donc à l’origine de la division du travail. Cependant entre l’inventeur du feu, celui d’une nouvelle technique de chasse et le dernier prix Nobel de physique, nous trouvons la même impulsion à l’œuvre, un même désir en marche, la poussée d’un vecteur historique constant qui tend à réaliser dans sa complétude le principe de l’esprit qui est compréhension des essences à des fins d’accomplir les finalités de l’Etre (exister avec le plein de puissance/jouissance).

L’histoire de la maîtrise de l’énergie a pour absolu la mise à la disposition de tous les hommes d’une énergie en quantité illimitée, d’une disposition quotidienne et industrielle aisée et d’un  coût d’usage insignifiant (cf. l’utopie d’un moteur à eau).

Le rêve d’abondance alimentaire est ainsi inscrit dans l’histoire de l’agriculture. Celui de la volonté de puissance et d’expansion dans l’histoire des armes et techniques militaires. Le besoin de sécurité trouve son absolu dans le projet d’une paix perpétuelle et de la disparition des guerres.

L’histoire des transports prolonge la fonction naturelle de la marche et s’analyse comme celle de la conquête de la vitesse. Chaque discipline scientifique, chaque objet technique s’inscrit dans le prolongement d’un souci ancien, d’une ambition insatisfaite. Les progrès de la médecine ne peuvent se comprendre hors cette inquiétude permanente de lutter contre la mort, de tendre vers la disparition de toutes les maladies et de rechercher le rallongement de  la durée de la vie en luttant contre les facteurs de vieillissement.

Depuis Icare, après les rêveries de R. Bacon, les inventions de Léonard de Vinci, on constate donc une constante volonté humaine, une tension créatrice permanente qui n’a que cesse que de rechercher les moyens de sa concrétisation à travers l’histoire de l’aviation, et qui passe par la construction des premières machines volantes, les Montgolfières, les avions à hélice pour aboutir aux appareils à réaction et aux fusées spatiales.

Principe 7 L’histoire humaine est commandée par le principe très général de liberté par lequel chaque étant a pour finalité de se détacher de ses déterminismes et contraintes naturels pour acquérir plus d’autonomie, de puissance de vie, de force d’action sur l’extériorité. En ce sens, la liberté ne peut se détacher du principe vital qui pousse chaque étant vers les limites de ses possibles à la fois pour subsister mais aussi pour croître et proliférer. Le mouvement vers l’absolu de la liberté pour l’homme, c’est de dépendre de moins en moins des déterminismes naturels et sociaux mais de sa volonté consciente pour le choix de son mode d’être. Toute l’histoire politico-économique doit se comprendre comme la mise en œuvre du principe de liberté pour arracher chaque individu aux limitations naturelles et sociétales. Le combat pour l’émancipation de chacun s’inscrit dans le cadre plus général de réalisation des idéaux et utopies personnels et collectifs.

Nous pourrions écrire une histoire spécifique qui serait celle de la lutte contre l’oppression et pour l’émancipation des hommes. Elle décrirait les formes multiples de révolte et de révolution, celles de esclaves, des travailleurs, des femmes, des différents groupes ethniques, des combats contre l’arbitraire royal, les dictatures, les dominations religieuses, pour  la liberté de pensée et d’expression,  contre l’inégalité, le racisme, la reconnaissance de la dignité de l’autre,  tout ce qu’on appelle  « les droits humains fondamentaux » qui sont désormais reconnus dans des chartes et défendus par des institutions et constituent en quelque sorte le patrimoine éthique de l’humanité si péniblement élaboré et surtout mis en œuvre.

Principe 8 : L’absolu de perfection vers la liberté qui travaille en profondeur l’histoire humaine a été mis en œuvre par différentes civilisations qui s’en sont approchées plus ou moins, qui ont posé les bases de leur accroissement futur. Dés lors, toutes les tentatives collectives qui s’en éloignent dans ses principes fondamentaux sont vouées à l’échec car ayant emprunté une voie sans issue. Ces tentatives sont autant d’erreurs qui ferment à l’humanité ce possible existant, indiquant avec plus de clarté et de précision ce qui reste comme chemins praticables. En ce sens, les grandes tragédies du XXe siècle par exemple (Fascisme, Stalinisme, dictatures diverses) s’inscrivent dans la logique essais/erreurs d’une humanité en quête de son absolu et n’ont de positif que de nous indiquer les sens interdits de l’histoire et d’en tirer des leçons pour l’avenir.

Il faut partir du principe que tout groupe humain se projette dans son idéal qui constitue le fondement de son idéologie collective et qu’il tente de porter à son absolu. Les « visions du monde », qu’elles soient fascistes oui communistes, s’inscrivaient dans ce cadre d’un projet de société utopique, la meilleure façon, selon leurs adeptes, d’installer un bien être collectif en éliminant le « mal », les obstacles à sa réalisation. On doit donc analyser les tragédies occasionnées par la mise en œuvre de principes conduisant au crime et à l’aliénation des libertés comme une erreur, une voie que l’humanité ne se devait pas d’emprunter. On pourrait donc insérer ces tentatives dans le principe de l’évolution qui suppose des essais et des erreurs pour parvenir au but et qui déploie hasardeusement certaines branches comme on les dessine dans l’arbre généalogique des espèces où l’on constate l’extinction de certains organismes ou animaux.

Ce messianisme foncier qui inscrit l’espoir d’un monde meilleur au cœur du mouvement de l’histoire n’est aucunement une justification de la nécessité de l’histoire tragique comme contrepartie d’une avancée positive, d’un mal qu’il s’agit de surmonter pour aboutir au bien, tel qu’a pu le concevoir la philosophie hégélienne. Il signifie que la tension vers l’idéal absolu demeure le moteur fondamental de l’humain qui, lorsqu’une voie s’est avérée impraticable, cherchera opiniâtrement une orientation nouvelle, les forces du bien travaillant en profondeur les sociétés, même si en certaines périodes elles paraissent complètement submergées ou tout simplement en sommeil. Ainsi, on peut prévoir que dans la mouvance de l’idéal communisme, surgira des formes nouvelles d’organisation sociale mettant en œuvre avec ténacité les principes de liberté et de justice, reprenant le flambeau qui éclaire la marche de l’histoire un instant éteint.

Principe 9 : convergence évolutive : Des groupes humains séparés, placés dans des conditions matérielles identiques ont souvent trouvé, lorsqu’il s’agissait d’un problème qu’ils se posaient, les mêmes solutions approximatives. Un même « champ de possibles » était ouvert aux différentes étapes de l’évolution historique.

Cette question relève de la théorie plus générale du champ des possibles où différentes solutions sont envisageables dans une situation donnée. Face à un ensemble de contraintes, il existe nécessairement un nombre limité de réponses. La liberté humaine et le hasard interviennent quant au choix des solutions dans ce champ limité des possibles. Dans ce cadre, une même réponse à un problème identique peut être choisie par des espèces, des peuples ou des individus différents sans contact entre eux. L’évolution naturelle et l’histoire sont soumises aux mêmes lois et les convergences évolutives se retrouvent aussi bien dans les espèces végétales, animales et humaines.

Ainsi, les 4 principaux systèmes de pensée toujours actuels, ont tous surgis en deux siècles, à peu près dans la même configuration socio-historique : Bouddha ; 624-544 av Jc, Moïse : (env) 599-501,Confusius : 551-479, Socrate : 469 – 399. L’humanité s’est trouvé à une même époque devant un carrefour où plusieurs voies s’ouvraient devant elle pour sortir du polythéisme précédent

Il est frappant de constater que le passage de la civilisation de la cueillette, qui marquait la préhistoire, à la celle de la cité sédentaire s’est opérée à peu près à la même époque, sur une période relativement courte,  sur des continents séparés (Inde, Chine, Moyen Orient), chacune étant dépendante d’un grand fleuve (Nil, Euphrate, Indus, fleuve jaune). Ces civilisations se sont construites sur un modèle à peu près identique (pouvoir centralisé, rôle de l’écriture, hiérarchisation en classes, importance de l’artisanat, des échanges, division du travail, armées nombreuses, etc.).

Il existe de nombreux exemples de « convergences évolutives » en matière de découvertes. Ainsi, le calcul infinitésimal l’a été simultanément par Leibniz et Newton, Neptune a été repérée Par Le Verrier et J.C Adam.  Consécutivement, à chaque époque, dans une aire culturelle donnée, s’ouvre un champ de recherche, une problématique historique dont on va cerner de mieux en mieux les contours pour aboutir à la découverte.

En définitive, le hasard intervient peu dans la science car le « lieu » de l’interrogation comporte un certain nombre de déterminismes qui contraignent la situation.

Principe 10 - Ce n’est pas tant la puissance de l’un abaissant celle de l’autre qui aboutit à la prééminence d’une forme historique sur une autre, mais l’affaiblissement progressif du moins adapté à l’évolution du milieu, des idées, l’inadéquation croissante entre son projet et les nouvelles exigences du réel/de la société.

Ce n’est pas la dialectique hégélienne des contraires, le rôle de l’opposition du négatif qui commande toutes les histoires, mais le déploiement concurrentiel des quasi-identiques à partir d’une différenciation qui s’origine sur une base commune. Les différents à partir du même se maintiennent liés par un rapport permanent de leurs forces, ou, plus sûrement parfois, continuent-ils leur évolution sans se rapporter aucunement l’un à l’autre.

Si de nombreuses « formes »  historiques doivent pour naître et croître s’affronter à une opposition, on ne saurait dire que la victoire de l’une a pour conséquence immédiate l’extinction et la mort de l’autre. Ainsi, la science et l’humanisme athée ont dû affronter l’opposition de l’église chrétienne. Ce n’est pas pour autant que la religion a disparu alors même que la science a étendu son emprise sur toutes les sociétés en occupant des espaces de croyances et des pratiques là où régnait l’esprit et les concepts religieux (ex. cosmologie, rites, pratiques et rythmes sociaux).

Les exemples sont multiples où cohabitent des pratiques archaïques et modernes, des modes de vie parfois totalement opposés, des conceptions et idéologies qui subsistent minoritairement alors même qu’elles furent un temps dominantes et qui demeurent malgré tout. C’est un peu comme si une espèce nouvelle avait surgi à partir d’un tronc commun et que persistait en nombre très restreint ces individus très anciens.

Ainsi, les civilisations dites primitives ont longtemps coexisté avec la modernité, des sociétés essentiellement agricoles subsistent avec les formes dites les plus techniquement avancées.

Principe 11 : Ce progrès, la conquête, l’accumulation des savoirs et des biens sont soumis à la loi des rendements décroissants et de la saturation progressive des différents champs de possibles.

Logique des rendements décroissants et de la saturation progressive d’un champ de possibles : lorsqu’une technique est acquise, une découverte effectuée, un inventaire établi, cela rétrécit d’autant le champ des investigations. L’action de connaissance ou de maîtrise d’un objet particulier se trouve alors définitivement achevée pour tout l’avenir de cette humanité-là. Ainsi, la découverte et la maîtrise du feu par les hommes de la préhistoire font sortir « le feu » des réserves de potentialités naturelles où il attendait d’être dévoilé par nos ancêtres. La domestication du feu débutait l’histoire de l’appropriation de l’énergie qui aboutit à la détermination des trois particules ultimes de matière permanente. Plus jamais d’autres hommes n’auront à se soucier de découvrir  les protons, neutrons et électrons. De même la découverte de l’Amérique, en son temps, préludait à l’achèvement du long processus de colonisation des terres immergées qui représenta l’une des quêtes les plus opiniâtres de notre espèce. Mais là aussi, les espaces du nouveau continent étaient en réserve d’exploitation et n’attendaient que leur appropriation. La conquête physique de la planète étant terminée, les forces inemployées des découvreurs devraient se tourner vers les immensités sidérales pour poursuivre leur avancée conquérante.

Mais tout désir particulier a une fin qui est celle de sa satisfaction. L’histoire des techniques militaires de l’humanité a atteint son absolu puisque nous possédons les armes absolues de destruction de la planète. Il se trouve que cette fin d’une histoire sectorielle coïncide précisément avec celle de la colonisation physique des terres de la planète dont la conquête constitua justement l’un des enjeux de l’action militaire. (Ce qui ne signifie pas l’arrêt du  perfectionnement et de la sophistication des armes dites « conventionnelles ».)

Le combat contre la faim

La révolution agraire est redevable principalement des progrès dans la mécanisation et des avancées dans la biologie, la chimie et la génétique (tracteurs + engrais + sélection des espèces). Les rendements agricoles – si on en reste à l’usage de la terre pour produire notre nourriture -  sont donc objectivement limités par les propriétés biochimiques de la terre, sa dépendance aux rythmes et cycles naturels et aux contraintes climatiques. La mécanisation de l’agriculture a permis initialement d’effectuer une hausse rapide des rendements pour atteindre une zone où la droite du progrès, sans s’inverser, se courbe singulièrement. On pourra gagner dans la productivité du travail, mais  ces gains n’auront plus grande signification : la quantité de travail agricole nécessaire va tendre à se stabiliser et la révolution sociale (transfert de la main d’oeuvre du secteur primaire vers les autres secteurs de production) occasionnée par la mécanisation sera en voie d’achèvement (sauf catastrophe ou mutation écologique). Il en va de même des améliorations des rendement par le recours aux engrais dont l’usage immodéré ne va pas sans inconvénients (baisse de la saveur des produits, pollution, risques pour la santé). En supposant que d’autres progrès puissent être accomplis (sélection des espèces, meilleurs rendements de l’agriculture dite biologique), il se trouve une limite objective aux productions agricoles : l’appétit de l’homme. On constate en effet, du moins dans les pays riches, une tendance à la surproduction alimentaire due à la fois à la hausse des rendements mais aussi aux exigences moindres en calories des travailleurs appartenant à des sociétés hautement mécanisées.

Cette relative abondance alimentaire, dans les pays les plus riches, atténue une des plus anciennes inquiétudes qui a toujours accompagné la marche historique de l’homme : manger à sa faim, n’être plus victime des disettes et des famines. C’est là une des plus insistantes utopies qui n’a vu sa véritable concrétisation que depuis quelques décennies, pour certains peuples privilégiés et qui est en attente de sa généralisation à tous les hommes de la planète. Cette lutte pour l’alimentation, besoin primaire s’il en est, a constitué le moteur le plus puissant du travail humain, une de ses finalités premières. Nul doute que la réalisation de l’utopie alimentaire constituera un point d’achèvement d’une certaine histoire et l’ouverture vers un « autre chose » dont nous n’avons pas encore les linéaments.

Les techniques de transport

Le passage de la  » technique cheval  » à l’automobile représenta une véritable révolution dans les rapports de l’homme au temps, à l’espace, à l’échange et la production des marchandises qui accéléra l’internationalisation des économies. Rétrospectivement, on constate que les progrès successifs apportés à la  » technique cheval  » se heurtaient à une limite de vitesse qui tenait aux capacités musculaires du cheval. Entre le bond technique représenté par la domestication du cheval et son remplacement par l’automobile, il y eut nombre d’innovations destinées à utiliser plus efficacement ce mode de transport tout en restant  dans les zones de perfectionnement permises par la nature de cet objet. Mais l’automobile également, après une phase rapide de mise au point est entrée dans l’ère de la sophistication, des aménagements de confort, de sécurité, de fiabilité. Les gains de vitesse deviennent aussi de plus en plus difficiles et tendent vers une limite indépassable qui tiennent aux contraintes de l’objet (adhérence au sol et résistance de l’air) et aux limitations sociales (vitesse sociale de sécurité). Dans ce domaine, on peut supposer que dans un futur proche des progrès décisifs seront apportés dans les techniques de supraconductivité rendant possible le recours à la sustentation magnétique. La disparition des roues jointe à la généralisation du moteur électrique pourra constituer une  » rupture  » technique effective mais pas une rupture d’ordre sociologique. C’est l’individualisation du transport, la liberté de se déplacer tout autant que les gains de vitesse qui ont permis une révolution des transports. Une voiture électrique, à sustentation magnétique ne changera plus grand chose aux rapports de l’individu à l’espace et au temps.

Il en va de même pour les autres moyens de transport (train, avion) : les gains de temps à espérer  se chiffrent en quelques heures voire en minutes et non plus en jours,  semaines ou en mois comme ce fut le cas à partir de la mise en oeuvre du moteur à explosion. Mais l’amélioration de la vitesse n’est plus qu’un enjeu, un défi secondaire : on sait maintenant qu’il est possible de rallier n’importe quel point de la terre en moins de 24 heures. Ainsi, ici comme dans d’autres domaines, le progrès n’a de sens que s’il apporte un gain, un avantage, que s’il opère une conquête véritable, que s’il améliore véritablement la satisfaction d’un besoin. La nouvelle révolution dans les transports se joue désormais dans l’espace, par une rupture technologique décisive permettant d’atteindre des vitesses plus ou moins proches de celles de la lumière, afin de sortir du système solaire et de commencer une nouvelle conquête d’Amérique qui sera celle de la colonisation de l’espace. Le nouvel absolu de l’humanité en matière de conquête et donc de transport ne se joue plus sur la Terre mais dans la colonisation de certaines planètes et sa sortie du système solaire.

Techniques de communication

Définitivement close également l’histoire du besoin de communiquer à distance qui emprunta les moyens du pas de l’homme, celui du cheval, les signaux optiques, le télégraphe pour déboucher sur l’utilisation des ondes électromagnétiques. Nous savons désormais que nous ne pouvons pas dépasser la vitesse de la lumière pour transmettre un message. L’usage des ondes électromagnétiques permet alors d’atteindre l’ambition absolue des communications entre terriens : l’élimination des contraintes de la distance et la communication quasi instantanée d’un bout à l’autre de la terre. Autre ambition en voie de réalisation : celle de la bibliothèque de Babel. La conjonction téléphone + télévision + informatique rend alors possible le  rêve de communication généralisée entre tous les hommes et l’accès immédiat aux savoirs et images accumulés ou en cours d’élaboration. Il en sera alors fini d’une oeuvre, d’un chantier pluri-millénaire de l’humain, d’un long défi technique, d’une vieille utopie.

Le système radio-télévision est également rentré dans la zone critique des rendements sociaux  et technologiques décroissants. Les changements opérés par les mass-médias dans les rapports à l’information, la culture, le savoir et la vie politique ont représenté une mutation dans les comportements d’une ampleur certainement supérieure à celle opérée par la Révolution française de I789, par exemple dans la transformation des relations entre gouvernants et gouvernés. Les formes mêmes et la pratique quotidienne du politique ont tout simplement été révolutionnées non pas par une doctrine nouvelle mais par une invention technique.  Le défi technologique ayant été relevé, la satisfaction de ce besoin tend vers son point d’extrême perfection (l’imitation du réel en trois dimensions). Mais même si nous y parvenons, ce progrès ne transformera plus en profondeur le rapport de l’homme à l’image : le principe de la transmission de celle-ci étant définitivement acquis, l’organisation des comportements sociaux, conditionnés par l’usage de cet objet, ne subira plus de grandes modifications.

Cependant, la démocratisation d’internet constitue une nouvelle révolution en marche vers l’absolu de la généralisation non seulement de la communication mais aussi de la production de l’information. Celles-ci demeuraient sous le contrôle des groupes de presse mais également des institutions du savoir (comités de lecture, universités, corporations artistiques diverses, etc.). Désormais chacun peut diffuser ses propres créations littéraires, plastiques, scientifiques ou autres sans devoir passer par le filtre d’un groupe de spécialistes fonctionnant selon les modalités du népotisme ou de l’autoreproduction à l’identique. Ainsi, l’absolu de la communication de l’information est en passe d’être atteint lorsque tous pourront communiquer avec tous à tout moment et avoir accès à la totalité du savoir lorsque celui-ci sera numérisé et disponible par un simple « clic ».

Bâtiments et construction

Entre les pyramides égyptiennes, les temples grecs et les cathédrales chrétiennes, le progrès dans la construction a surtout consisté dans l’amélioration des techniques de taille, d’assemblage des pierres (voûtes, arcs-boutants) et de leur transport et maniement (poulies, treuil, crics, leviers). L’effondrement de la cathédrale de Beauvais (1284) a montré les limites de la technologie de l’époque afin de poursuivre la conquête du ciel par les architectes. La flèche de la cathédrale de Strasbourg atteint 142 mètres, mais les constructions de pierre des siècles suivant ne pourront jamais dépasser cette hauteur. Il faut attendre les progrès de la métallurgie pour que ce vieux rêve de Tour de Babel  s’incarne de nouveau cinq siècles plus tard (Tour Eiffel) et  le recours à des matériaux nouveaux (béton armé, verre, métal) pour voir se multiplier les constructions de plus en plus hautes (gratte-ciel). Aujourd’hui on s’aperçoit que ce défi du «  toujours plus haut  » intéresse tout autant les architectes qui rivalisent d’ardeur pour construire des bâtiments de plus en plus gigantesques, sachant qu’il ne semble pas y avoir de hauteur limite à priori et que l’absolu en ce domaine est l’infini et le recouvrement de la Terre par un seul et unique bâtiment.

Désormais, l’architecture contemporaine peut tenter toutes les formes et tous les assemblages de matériaux, ce qui laisse extrêmement libre l’imagination créatrice. Un art architectural sans racine, parce que non dépendant d’un matériau local, va pouvoir se planétariser et dessiner le visage de la civilisation urbaine mondiale.

Mesure du temps

La précision atteinte par l’horloge atomique touche également aux limites des progrès possibles quant à la mesure du temps et nous voyons ainsi forclose l’aventure humaine dans ce domaine qui fut jalonnée par l’invention du gnomon, de la clepsydre, des horloges et montres mécaniques. Désormais, le principe d’Heisenberg fixe une limite indépassable dans les degrés de précision que l’on peut obtenir pour les mesures physiques des objets, des distances et des énergies. La science physique se trouve alors bornée à ses deux extrémités, par le quantum d’énergie minimale   » h  » (constante de Planck) et par la vitesse limite de la lumière. Pour la première fois, nous voyons une science avouer et afficher ses propres limites, qui lui sont comme autant de certitudes assurées, à partir desquelles elle va poser ses fondations et définir l’espace relativement restreint de son action d’investigation !

La monnaie

Les échanges humains, à mesure qu’ils se développaient, ont nécessité l’usage d’une monnaie. Pour cela l’objet monétaire devait avoir trois caractères essentiels : être rare, c’est-à-dire représenter déjà une valeur, être pratique pour l’échange et pouvoir être conservé sans altération. Quel est dès lors l’absolu de la monnaie ? Etre l’objet le plus rare et donc le plus cher possible, le plus facilement et rapidement échangeable et pouvoir être conservé indéfiniment. L’or a naturellement atteint le premier absolu qui a concilié abondance et rareté pour pouvoir accompagner la croissance des échanges mondiaux pendant un temps. Mais sa rareté pour frapper des pièces et le volume des échanges a contraint à recourir à la monnaie scripturale qui pendant un temps fut gagée sur l’or. Le deuxième absolu a été atteint avec la monnaie électronique où les échanges s’effectuent par simple transfert de compte à compte. Désormais, les échanges monétaires se font à la vitesse de la lumière et tout support matériel a disparu : l’histoire de la monnaie semble achevée, qui a commencé avec la monnaie coquillage et les barres de sel.

Voir la nuit

La maîtrise de l’électricité  a permis la mise à disposition de tous d’une énergie d’un usage facile, propre, immédiat. Le XXe siècle devrait être vraiment qualifié de siècle des lumières : jusque là, l’humanité a vécu à la lueur des feux et des chandelles. Peut-on espérer mieux que ce geste bref d’appuyer sur une commande pour obtenir l’éclairage, pour se chauffer, pour  cuire ses aliments ?  Si des progrès certains sont à attendre dans les  modalités  de production et de transport de l’énergie électrique, les principes et lois essentiels qui conditionnent l’usage sont acquis. A moins de modifier la physiologie de l’œil pour permettre la vision dans l’obscurité ou  d’éclairer la face obscurcie de la terre par des miroirs pour supprimer la nuit, on constate ici aussi qu’un besoin humain, s’éclairer, a trouvé les moyens de sa satisfaction et que les perfectionnements à apporter à cet objet pour en  améliorer l’usage relèvent désormais de la sophistication. C’est qu’en effet le progrès n’a de sens véritable que s’il consiste en un apport véritable d’une utilité nouvelle, plus ou moins recherchée ou partagée.

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4- L’EVOLUTION DE L’ ECRITURE COMME EXEMPLE

L’analyse des différentes étapes logiques et nécessaires par lesquelles est passé ce média particulier qu’est l’écriture doit permettre d’illustrer les thèses défendues. En effet, l’histoire de l’écriture et de son support va être celle qui tend vers son absolu en essayant différentes modalités dont on va explorer tous les possibles. On élaborera initialement le modèle le plus simple, le plus accessible immédiatement, à partir des matériaux primaires mettant en œuvre des fonctions physiologiques et des actes les plus élémentaires, pour tendre naturellement vers une complexification croissante. Les hommes de la préhistoire ne pouvaient spontanément accéder à l’écriture syllabique : s’imposait à eux d’accomplir la « mission historique » de leur époque, contrainte par le niveau de leur culture et de leur technique. En prolongeant ici la théorie de l’évolution des espèces, chaque système va se développer en réponse aux besoins et contraintes d’une époque, d’un milieu, d’une civilisation, pour atteindre une limite où il ne pourra plus progresser, où il ne pourra davantage répondre aux changements nécessaires. Devra donc s’imposer en chaque temps, une mutation d’autant plus difficile à opérer qu’elle devra remettre en cause la base même de l’organisation du savoir et des représentations collectives.

Un absolu de la communication est provisoirement atteint aujourd’hui par la mise en place d’un langage machine notamment binaire et la transmission et le support électroniques, qui présentent tous les caractères de la rapidité, de la simplicité, de l’universalité. Auparavant, il a fallu passer par les étapes de la figuration, du symbolisme avant de progressivement passer au phonétisme et à la découverte de l’alphabet.

Toute invention doit correspondre à un besoin, une difficulté pratique à vaincre, une amélioration à apporter à une situation/objet existant. Quelles sont les raisons de vouloir transmettre des informations par des signes autres que le langage parlé ?  C’est à priori parce que les locuteurs ne peuvent se parler et qu’il s’est établi une distance entre eux. C’est également pour garder trace, pour mémoriser ; la conservation du signe est un palliatif aux défaillances de la mémoire et à la volatilité de la parole, au passage du temps.

Quel va être le système le plus économe en moyens qui va permettre de transmettre le maximum d’informations dans un minimum de temps pour le plus grand nombre de communicants ? Ce système doit concilier la plus grande simplicité dans l’usage, la facilité de son apprentissage tout en autorisant des combinaisons illimitées, sans restriction aucune.

I – Nature et émergence du besoin de communiquer

1) La distance : on peut imaginer que les signes les plus primaires ont été tracés sur des matériaux immédiatement disponibles (arbres, pierres, sable) par exemple pour baliser un chemin ou indiquer un danger, la présence d’un gibier. Ici, la parole est défaillante pour communiquer à distance.

De même lorsqu’il s’agit de s’adresser à un grand nombre d’interlocuteurs, le signe permet cette « démocratie » de la communication. Celle-ci doit user de signes marqués, à la fois du fait de la distance mais aussi du nombre auquel on s’adresse. Tels étaient les khê-mou, bâtonnets entaillés d’une manière convenue que les chefs tartares faisaient circuler dans leurs hordes, lorsqu’ils voulaient entreprendre une expédition, pour indiquer le nombre d’hommes et de chevaux que devait fournir chaque campement.

Ainsi, on peut en déduire que le besoin d’écriture se fait de plus en plus pressant à mesure qu’une population augmente et qu’elle s’étend sur un plus vaste territoire en établissant des relations d’échanges notamment marchandes. Inversement, les peuples et tribus restreints, vivant en quasi autarcie et restant dans des rapports de proximité, éprouvent certainement moins la nécessité du signe écrit.

2) Le temps : les paroles s’envolent, les écrits restent, telle semble être l’utilité la plus lointaine du signe marqué comme moyen de communication dans le temps. Garder trace des faits et exploits, instaurer une permanence malgré la fuite du temps, le signe marqué garde la mémoire des actes et des pensées passés. Cette mémoire conservée est nécessaire tout à la fois comme histoire d’un groupe, mais aussi pour transmettre des récits et des mythes. Comme exemple de système primaire, celui des quippos ou cordelettes nouées des Péruviens. C’était un moyen mnémonique venant en aide aux poésies transmises par tradition orale des amautas ou lettrés, pour conserver le souvenir des principaux événements historiques et mythes. Telle est une des utilités des signes gravés sur les monuments et les pierres. Le signe marqué est aussi sécurité dans les rapports humains puisque l’écrit témoigne de l’engagement, il fonctionne comme preuve à contrario de la parole qui suppose témoins et bonne foi du cocontractant.

Le signe inscrit a donc une double fonction, symbolique (mythique, religieuse, historiale) mais aussi pratique (dénombrement, calculs, mesure, preuve, etc.). Il permet de communiquer des informations à la fois dans l’espace et dans le temps et de repousser les limites spatiales et temporelles. Cette double utilité en germe dès la plus lointaine origine s’est maintenu jusqu’aux époques actuelles en se complexifiant et s’étendant à tout l’espace planétaire, à des populations de plus en plus vastes.

II – Le champ des possibles

Il est bien évident qu’un besoin nouveau ne se fait pas jour spontanément et qu’il est entièrement tributaire et déductible d’une évolution d’ensemble du contexte socio/humain et du rapport de ce groupe humain avec son environnement. De fait son surgissement mériterait à chaque fois une analyse très fine et détaillée. De même sa satisfaction par une découverte emprunte-t-elle des voies étranges et aléatoires, les solutions apportées pouvant être extrêmement diverses et plus ou moins efficaces.

Mais nous partons de l’hypothèse qu’un groupement humain donné rencontre au cours de son histoire un problème à résoudre et qu’il se présente à lui un nombre non illimité de possibles. Pour résoudre le problème «  communiquer à distance et dans le temps » pour le peuplades les plus lointaines, qu’offrent les capacités physiques de l’homme et l’environnement le plus proche comme possibilités ?

L’œil et l’oreille : deux sens qui permettent de recevoir l’information, la voix et le geste, deux moyens physiques qui autorisent l’émission de signes de communication. La voix, l’oreille et le geste supposent une proximité des interlocuteurs et une immédiateté dans le temps. Le signe marqué inscrit l’information dans la durée et dans l’espace. Il n’est donc pas étonnant que ce soit la vision qui, dans une logique évolutive, doive servir comme sens premier à la communication car elle constate tout à la fois la longue présence dans le temps d’un objet et dans l’espace. Il correspond également au premier stade de la connaissance qui est l’imitation, la transcription du réel dans son immédiateté vue. Il est à remarquer que dans les étapes de développement du sens, la vision, après l’odorat, est la fonction qui s’est élaborée le plus précocement. Dés lors, la probabilité que les hommes de la préhistoire puissent découvrir immédiatement la transcription de la voix en signes écrits (la peinture des sons)  était proche de zéro.

Aussi l’imitation du réel par le dessin apparaît-elle la plus la plus facile à mettre en œuvre. Il s’est agi de tracer un signe le plus simple sur un matériau  proche : le sol, le sable, un arbre, de faire des encoches sur un ossement ou sur du bois, c’est à l’évidence les premières formes et supports que doivent emprunter nos lointains ancêtres  s’ils veulent communiquer à distance et dans le temps. A n’en pas douter, les informations à communiquer devaient être pratiques pour permettre de découvrir le pouvoir de la représentation, la première distance entre l’animal humain et le monde comme extériorité. Sans doute le dénombrement fut-il parmi les premières opérations abstraites, s’agissant de compter les parts de nourriture, les animaux tués ou à répartir, et être en conséquence motivé fortement par un intérêt primaire immédiat.

Dés qu’un signe est tracé, c’est la marque d’un pouvoir sur la nature, marque qui change l’ordonnancement extérieur et qui est dans le même temps moyen de communiquer avec autrui autrement qu’oralement ou par gestes. Par le signe inscrit, la présentation naturelle du monde se fait re-présentation volontaire, retour à soi comme concept. C’est la première manifestation du pouvoir d’abstraction du réel qui est ainsi dédoublé, qui n’existe plus seulement comme réel mais également comme signifiant ayant une « vie » autonome de l’objet. Par le signe, l’essence du monde est abstraite et concrétise la séparation entre la matérialité et l’esprit chargé de la représenter.

Mais le signe inscrit marque également la séparation et la distanciation d’avec l’autre homme et n’exige plus la présence pour communiquer.

Cette faculté nouvelle acquise, par laquelle il y a accès véritablement à l’humanité, permet de tracer une véritable frontière entre l’homme et l’animal, frontière parallèle à celles qui résultent de la fabrication des outils et du développement du langage articulé.

Une fois acquise la puissance de représenter l’extérieur, celle-ci peut s’étendre et quitter la seule utilité pratique et devenir dessin sans fonction vitale immédiate. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter l’art pariétal : à la fois comme l’expression d’un effroi d’essence religieuse – celui d’avoir osé dédoubler le réel, voler l’âme des bêtes représentées,  et d’essayer de s’approprier leur force – mais également la volonté de raconter, de laisser traces des exploits, de victoires acquises (d’où Des flèches, des blessures  et mutilations). Les sujets figurés se répartissent en trois catégories principales : la faune, les humains, et les signes. Mais l’homme de l’art pariétal n’est pas ou peu représenté (plus de 90 % des représentations sont consacrées aux animaux ou dessinées mi-homme mi bête). C’est que le danger et la préoccupation constante, c’est l’animal qu’il faut combattre à la fois pour se nourrir et se protéger. On pourrait presque interpréter l’art pariétal comme la première forme de littérature sacrée où l’homme  dialogue avec les puissances du dehors par leur mise à distance, tout à la fois spectateur et acteur de cette séparation. Il n’y a pas un siècle que la plupart des Indiens de l’Amérique du Nord avaient l’habitude d’exécuter des peintures représentant d’une façon plus ou moins abrégée leurs expéditions guerrières, leurs chasses, leurs pêches, leurs migrations, peintures à l’aide desquelles ils se rappelaient les phénomènes qui les avaient frappés, les aventures où ils avaient été engagés.

Il est à noter qu’une histoire pourrait être écrite des étapes de la représentation de l’homme et de la figure humaine. Comment interpréter sa faible présence dans l’art pariétal comparativement à son omniprésence dans les portraits et autoportraits des artistes de la Renaissance ? C’est alors l’histoire de l’autoconstitution de la conscience par elle-même se détachant progressivement de la nature puis du groupe, de la représentation religieuse et mythique, pour aboutir à l’individualisme de la modernité, l’homme maître et possesseur de son ego.

Peut-être aussi le lieu de l’art pariétal peut-il être considéré comme un sanctuaire destiné à certaines cérémonies regroupant le clan afin de communier dans le sentiment d’une force et d’une unité commune. Toujours est-il que l’art rupestre a été retrouvé un peu partout sur la planète dans des populations très éloignées les unes des autres et recouvrant une assez grande unité de thèmes (grands animaux, motifs géométriques, chasse, etc.). Nous avons ici une nette convergence évolutive, une découverte qui indique que l’humanité semble suivre un même chemin, même si cet art n’apparaît pas simultanément dans le temps. Il semble bien plutôt lié à un certain stade de développement mental et technique puisque cet art se pratiquait par exemple chez les Aborigènes australiens au temps de leur découverte (1770).

L’autre versant opposé de la convergence évolutive consisterait à affirmer la diffusion de ces savoirs lors de la dispersion des peuples à partir d’un lieu central d’invention que fut l’Afrique du sud-est.

Derrida semble déplorer que l’écriture soit devenue le lieu de présence de l’absent (vivant et mort) alors même qu’il s’agit de sa fonction première de relier dans le temps et l’espace les individus séparés. Avec la concentration du savoir par Internet et l’abolition des distances entre communicants s’effectue un double mouvement contradictoire de rapprochement et de plus grand éloignement. La rencontre virtuelle se substitue de plus en plus à la rencontre physique et nous sommes tous plus proches les uns des autres dans la plus totale solitude.

III- De l’œil à l’oreille

Dans l’histoire de la communication, l’idéographie devait tout logiquement précéder la phonographie et tout le devenir évolutif de l’écriture va consister à tendre vers le système le plus parfait et efficace à mesure que de nouveaux problèmes vont se poser , que d’autres besoins et contraintes vont se rencontrer.

Les deux organes pour s’exprimer que sont le geste, signe écrit, et la voix devaient nécessairement entrer en compétition quant à leur plus grande efficacité. Car quelles difficultés présente le dessin comme moyen de communication ? Dans l’ordre d’une progression de la communication, le geste et le signe doivent perdre de plus en plus de leur d’importance à mesure que se précise le langage articulé qui succède aux cris. Le langage oral permet la nomination et désignation immédiate au moyen de la combinaison de sons directement par la voix sans besoin d’un support matériel et surtout, il permet de désigner « l’invisible », ce qui n’est pas présent, qui ne peut être dessiné comme objet, ce qui est de l’ordre du concept et qui est absent à la fois dans le temps et l’espace.

Aussi, l’humanité dans sa marche a-t-elle vu progresser parallèlement deux systèmes de communication basés sur les voix/oreille et dessin/œil, dont l’un devait prendre la prééminence sur l’autre :

1) Œil/signe

a) Figuration directe par imitation de l’objet

b) Symbolisme pour représenter une idée qu’on ne pouvait dessiner (ex. le courage)

2) Oreille/voix :

a) le syllabisme où le son  est représenté par un seul signe

b) Alphabet où les sons sont formés par des lettres associées

Convergence évolutive

Ce qui est remarquable, c’est que des groupements humains séparés aient adopté, face à un problème similaire, des solutions identiques et que chez tous ces peuples, le dessin ait été à la base de toutes les premières tentatives d’écriture ayant toutes débuté par la méthode purement figurative aboutissant elle-même à la méthode symbolique.

On dénombre six tentatives principales : 1) les hiéroglyphes égyptiens ; 2° l’écriture chinoise ; 3°) l’écriture cunéiforme anarienne ; 4°) les hiéroglyphes hittites ; 5°) les hiéroglyphes mexicains ; 6°) l’écriture calculiforme ou katouns des Mayas du Yucatan.

Ces différents systèmes, tout en restant idéographiques, ont été contraints d’introduire des éléments de phonétisme à des degrés divers de complexité, mais on n’a pu remettre en cause leur écriture pour passer au phonétisme proprement dit. Un tel changement supposait un bouleversement complet des fondements religieux et politiques de la société et des modalités d’organisation des pouvoirs. Les  écritures primitives se rapportaient au religieux, d’où sans doute la continuation de ce caractère sacré dans les livres saints judéo-chrétiens, les tables de la loi gravées de Moïse. L’écriture pouvait apparaître comme un don de dieu et sa lecture réservée à une classe sacerdotale. Il faut y voir le rôle conservateur de la classe des lettrés détenteurs du « pouvoir du signe », scribes et mandarins, par exemple aussi bien en Chine qu’en Egypte. Un tel système idéographique allant en se complexifiant sans cesse, ne pouvait qu’être réservé à une élite de savants, jaloux de leurs prérogatives. Il était donc difficile que la révolution de l’écriture puisse s’opérer de l’intérieur même des institutions égyptiennes, elle devait intervenir de l’extérieur, produite par un autre peuple dégagé des croyances égyptiennes.

Ainsi sur ce vecteur du progrès continu des systèmes de communication, certains peuples ont pu brutalement progresser, puis n’ayant pu s’adapter à de nouvelles conditions, ils se sont immobilisés alors même que l’élan vital travaillait d’autres groupes humains pour réaliser l’absolu quêté depuis l’origine du mouvement de l’espèce humaine.

Comme on peut le constater, le progrès ne résulte nullement d’une dialectique des contraires s’opposant frontalement mais du surgissement d’un « surgeon » apparu à partir d’un tronc commun (le besoin d’écriture) et se développant indépendamment pour se trouver ensuite en compétition avec le système idéographique quant à l’appréciation de sa plus grande efficacité. Le fait que l’écriture idéographique ait continué à subsister en Chine prouve bien la possible coexistence des « contraires » sur des aires différentes. Des résistances sociopolitiques peuvent expliquer qu’une efficacité d’un autre type peut s’opposer à la propagation d’une invention considérée comme utile pour certain, nuisible ou inopérante pour d’autres.

Mais quelles étaient les contraintes qui poussaient à recourir de plus en plus au système phonétique ? C’est sans aucun doute l’écart, l’éloignement de plus en plus prononcé entre la conscience et le réel imagé auquel renvoie l’idéographisme. A mesure que l’idée se fait plus abstraite, l’homme ne trouve plus dans la nature l’équivalent de ses pensées, de ses calculs. La méthode déductive, par laquelle l’esprit parvient à imaginer des combinaisons nouvelles, n’a pas de traductions immédiates dans le réel. Il se creuse une distance entre le monde vu et le monde vécu et imaginé. En se détachant de l’image et de la simple copie, l’homme se sépare du monde à mesure que l’esprit « s’emplit » de nature, que la conscience devient davantage « conscience de soi ». (A noter également que la première phase de l’intelligence repérée chez l’enfant est l’imitation et qu’ensuite, pour progresser, il doit « inhiber » la perception immédiate et mettre en place des stratégies cognitives plus abstraites).

L’homme dispose de l’instrument le plus adapté à la conceptualisation, le langage, qui s’est construit sans presque de copies sur le réel, de façon autonome et dont l’usage est réservé à la seule communication entre locuteurs. Le son est l’invisible même, le souffle n’a pas de réalité aussi palpable qu’un objet. Son caractère non concret, abstrait donc, semble en harmonie justement avec sa nouvelle fonction d’abstraction plus prononcée du réel.

Ce n’est pas pour rien que le souffle – et le verbe -  jouent un si grand rôle dans la naissance et les références du monothéisme hébraïque. Le dieu unique représente en effet un degré d’abstraction supérieur à la diversité polythéiste.

On comprend dés lors que les progrès de la conceptualisation aient pu passer de plus en plus par le langage. L’image comme médium devait peu à peu céder la place à la phonétique, transcription directe de la langue et de l’idée, qui a pour moyen d’expression la voix et le son. L’image est le monde brut donné à voir à l’homme, le langage et l’idée c’est le passage à l’immatérialité, la re-présentation comme construction autonome de l’esprit permettant d’accéder plus fondamentalement à l’invisible du réel, à ses essences.

Par ailleurs, tout texte calligraphié a pour vocation d’être lu et doit nécessairement passer de l’image à l’idée et de l’idée au son. Indéniablement, cette contrainte forte conduisait comme naturellement vers le phonétisme. Comme on le constate, cette poussée implacable vers le phonétisme semble déterminée par 3 types de contraintes évolutives : celui de l’augmentation des capacités conceptuelles, celui de besoins sociaux nouveaux et celui plus technique du « système du réel » comportant une sorte de déterminisme interne (passage de l’œil à la voix) qui conduisait à une évolution pour satisfaire davantage ces besoins de savoir et de communication.