10- Luttes et société

Principes :

1) Un groupe, un peuple, un Etat, une civilisation se constituent autour d’un ensemble de valeurs communes qui transcendent chacun de ses membres, mais également sur des intérêts objectifs de survie et de conquête. Chacun possède en propre sa religion, sa constitution politique, son éthique, son système juridique, ses mœurs, ses science et art, son niveau technique, son système de production, de consommation  et d’échange etc.

Ces institutions, représentations et valeurs déterminent un mode de vie et des objectifs collectifs qui assurent la cohérence, la survie et la perpétuation d’une société donnée. La finalité collective, c’est  de tendre à remplir et saturer chaque « concept » en le réalisant jusqu’à ses extrêmes limites. Ces sociétés ou civilisations rentrent alors dans une phase de stagnation plus ou moins longue. Cependant, au contact d’autres peuples ayant choisi d’autres voies, elles sont condamnées à évoluer, à adopter valeurs et techniques ou à disparaître lentement dans ses formes traditionnelles.

Ces successions de civilisations qui chacune ont emprunté une orientation possible à l’intérieur de leur paradigme historique, constituent le mouvement d’ensemble de l’histoire qui doit  aboutir à un mode unique et dominant, à une civilisation universelle constituée à la fois d’éléments semblables et disparates.

2) Tout groupe humain est mis face à l’obligation de la décision qui implique, engage et s’impose à chaque membre. Cela suppose un principe d’organisation du pouvoir et donc de déterminer la procédure et les instances de la prise de décision. Un champ de possibles limité s’ouvre immédiatement quant à ces formes contraintes du politique.

3) L’histoire politique peut être vectorisée à partir du couple individu/société, et d’une situation où l’individu est inexistant, ne disposant d’aucune liberté de choix, d’aucun espace privé, toute sa vie étant réglée par le groupe (nourriture, habitat, sexualité, religion etc.) pour aller à son  extrême opposé d’un individu esseulé, relativement libre, et dépendant d’une organisation abstraite et lointaine : l’Etat. Elle s’inscrit dans le cadre du mouvement général de libération des contraintes et déterminismes physiques, biologiques et socio-économiques.

4) L’histoire générale doit s’analyser comme étant le mouvement constant de fédération et de regroupement dans des organisations collectives comportant un nombre sans cesse plus important d’individus. La vectorisation historique part donc du groupe familial primaire, pour aller vers la tribu, la fédération de tribus, les royaumes et empires pour aboutir à la forme moderne de l’Etat, les regroupements d’Etats, pour tendre enfin à l’organisation planétaire sous forme d’un Etat mondial.

Une fois constituée en groupe pour accroître sa puissance de vie, l’humanité n’en a pas pour autant fini avec la lutte. A noter que le terme de lutte ne doit pas être synonyme de combat, de violence, de guerres et de meurtres, mais bien plutôt au sens large de problèmes à résoudre, de difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des principes de vie. Un des modes de résolution du problème peut être le recours à la violence et à la guerre. Cependant, on ne peut appréhender l’histoire humaine sur le seul mode du conflit en y détectant constamment le rôle moteur du négatif, laissant croire que le passé fut une longue suite de souffrances nécessaires, comme si le bonheur devait s’extraire de la douleur comme passage d’expiation obligé vers la liberté et la paix. Il faut plutôt l’envisager comme une alternance de phases de coopération et de luttes, de paix et de conflits, les ruptures s’opérant tantôt brutalement par la conquête violente ou les révolutions tantôt par une évolution lente et pacifique.

On peut repérer 3 modes fondamentaux dans l’histoire de la lutte de notre espèce :

1) Celui qui l’opposait directement à l’animalité et dont la victoire relative fut obtenue par l’invention des armes (massues, flèches, lances, pièges).

2) Celui permanent et originaire des conflits d’intérêts dans un groupe constitué qui s’exprime dans les luttes de pouvoir.

3) Celui qui continue à opposer les groupe constitués sur le mode du conflit de pouvoirs (entre tribus, entre empires, entre nations, entre idéologies)

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I –  Lutte et différentiation de l’animal

Si nous imaginons un état de nature et d’animalité premier, on ne peut distinguer l’homme de l’animal et l’humain doit être considéré comme une espèce parmi d’autres. Le premier acte d’humanisation fut donc de poser des critères progressifs de différentiation. Celle-ci n’a pu s’opérer que par l’acquisition de propriétés et de pouvoirs propres dont le langage et la technique. [1]

a) L’homme a participé pleinement aux combats des espèces et aux procédures de la sélection naturelle. L’invention de l’arme fut décisive puisque c’est l’homme qui peut désormais tuer l’animal pour le manger et non l’inverse. L’humain n’a fait qu’appliquer les principes de survie qui impliquent que certains dominent et d’autres doivent disparaître ou s’amenuiser. Avec l’arme associée aux techniques de chasse débutait la domination de l’homme sur l’animalité passant par la domestication, l’élevage, le contrôle et la création de nouvelles espèces, mais aussi par l’appauvrissement de la diversité, le parcage des quelques survivants en d’étroites réserves et d’une façon générale la quasi disparition de cette cohabitation étroite hommes/animaux multi millénaires. [2]

b) Cette domination de l’homme sur l’animal semble consacrée dans la pensée chrétienne où dans le texte de la genèse, on trouve que Dieu a destiné l’homme  à « régner sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur la terre entière et sur tous les reptiles qui rampent sur le sol ».  L’Eglise fut longue à accepter la filiation de l’homme avec le singe puisque ce qui distingue l’homme c’est la possession d’une âme divine. Séparation reprise par Descartes, qui les rapproche des machines sans âme et gouvernés par  les contraintes de la matière. Mais pour  Montesquieu, Diderot Rousseau, le règne animal fut toujours un sujet d’interrogation. L’animalité fut longtemps pensé comme le négatif de l’humanité, le repoussoir à partir duquel s’érige orgueilleusement la raison : la sortie de l’animalité « bestiale » est alors marque de civilisation. C’est Darwin qui montra dans la théorie de l’évolution l’indiscutable solidarité du règne vivant, tout en justifiant l’originalité de l’homme sur d’autres bases. Mais, quelque soit le degré plus ou moins accentué d’éloignement, toujours la quête d’identité de l’homme a dû s’appuyer sur une différenciation avec l’animalité. Cette volonté d’établir une différence, une frontière, n’est pas en soi condamnable et fut  nécessaire pour donner un statut spécifique à l’homme. Cette différenciation n’est pas une rupture du lien mais au contraire affirmation d’une origine commune à partir de laquelle s’opère la distanciation compréhensible dans le cadre de la théorie de l’évolution.

II- Luttes et coopérations internes à une société

1) L’essence du politique

Le politique naît avec le groupe et ne peut en être détachée. Car il suppose toujours la gestion d’un intérêt commun qui transcende chacun des membres. Immédiatement s’instaure une « idéologie »  d’un groupe quelconque dont la philosophie va déterminer les règles de fonctionnement. Une association humanitaire par exemple implique des d’intérêts communs, un finalité de l’action, un type d’organisation du pouvoir, des attitudes permises et d’autres interdites, des mythes, des références communes etc.. L’humanité s’organise et se répartit en différents groupes qui s’emboîtent : famille, amis, groupes professionnels, Etat, monde. Il existe ainsi, une réglementation mondiale qui vient s’imposer aux Etats, la loi de chaque Etat s’appliquant aux citoyens, la loi de l’entreprise aux salariés, la loi implicite familiale aux parents et enfants. (Il existe en effet un droit non écrit, ne relevant pas du droit et qui réglemente les rapports interpersonnels)

Comme on le constate, dès qu’on entre en groupe, on participe de la politique de ce groupe. Dès lors, on peut dire que le politique intervient , directement ou indirectement dans tous les aspects de la vie individuelle ; le politique c’est donc à la fois l’instance qui agit pour modifier l’ordre existant mais également celle qui maintient un type de rapports sociaux donnés. Quand l’espace d’action du politique se rétrécit, ce ne veut pas dire que le politique disparaît en proportion mais qu’il se contente de maintenir en l’état ce qui a fait déjà l’objet de son intervention ou qui constitue la règle implicite du groupe.

Il est donc impossible d’opérer une ligne de partage entre ce qui serait la société politique et la société civile en supposant que celle-ci dispose d’une certaine autonomie, qu’il y aurait comme une contradiction entre l’Etat et la société civile. L’espace de liberté est lui-même entièrement encadré par l’ordre politique. Tout l’espace collectif est régi par la loi : l’acte apparemment libre de se promener dans la rue fait l’objet d’une réglementation de la voirie, le rapport entre les différents usages de la rue, l’habitat individuel suppose la législation sur l’habitat, les impôts locaux,  les règles de voisinage, d’entretien, d’avoir à vivre « comme un bon père de famille » etc..

2) Origine de l’Etat

La vectorisation historique part du groupe familial primaire, pour aller vers la tribu, la fédération de tributs, les royaumes et empires pour aboutir à la forme moderne de l’Etat, les regroupements d’Etats, pour tendre enfin à l’organisation planétaire sous forme d’un Etat mondial. Ainsi, à mesure que l’humanité se collectivise davantage dans des ensembles plus vastes se distendent les liens traditionnels qui liaient les individus à leur groupe familial élargi et à la terre d’origine. La gestion de la collectivité devient plus complexe, se professionnalise et se technocratise davantage.

L’Etat moderne n’est pas une création sui generis mais s’inscrit dans un continu d’organisation du groupe où il faut chercher son origine, ce qui suppose à chaque fois une organisation du processus de la décision, de la répartition des compétences, des modalités de nomination et de destitution des dirigeants. Cela veut surtout dire qu’un groupe a d’autant plus besoin d’une organisation de la collectivité qu’il est plus nombreux, que les échanges sont plus diversifiés, complexes, que les individus sont plus interdépendants les uns des autres. Il n’y a pas consécutivement de différence d’essence entre les principes qui régissent le petit groupe familial et ceux d’un Etat moderne.

Il s’agit ici de rechercher le « germe » d’une institution. Il est certain qu’on ne saurait comparer la graine initiale et l’arbre mature comme on ne peut le faire entre le groupe familiale ou tribal et l’Etat moderne hyper complexe et proliférant. L’Etat est ainsi l’excroissance de principes fondamentaux gouvernant la gestion d’un groupe. Il n’y a donc pas eu rupture d’essence dans le passage par exemple entre le gouvernement féodal royal et l’Etat républicain.

Le politique relèverait d’une essence éternelle en ce qu’il s’impose comme mode contraint de réglementation et d’organisation de tout groupe quelle qu’en soit sa nature : du groupe animal à l’humain, lequel se distingue par sa complexité. Cette essence éternelle n’émarge pas aux idéalités platoniciennes mais se déduit comme appartenant aux propriétés d’une entité spécifique : le groupement d’individus, qui suppose immédiatement que s’établissent un type de rapports et un mode de fonctionnement pour que le groupe puisse se constituer comme tel et demeurer.

3) L’origine du pouvoir

1) Tout groupe humain est mis face à l’obligation de la décision qui implique, engage et s’impose à chaque membre. Cela suppose un principe d’organisation du pouvoir et donc de déterminer la procédure et les instances de la prise de décision. Un champ de possibles s’ouvre immédiatement quant à la procédure et l’instance dirigeante. Il pourra s’agir du pouvoir de tous (démocratie), de quelques uns (oligarchie) ou d’un seul (autocratie).

La procédure d’attribution du pouvoir et de contrôle va se situer sur cette ligne continue qui va du pouvoir général de tous à tout instant (démocratie directe) au régime le plus dictatorial (pouvoir arbitraire d’un seul). Toutes sortes de combinaisons sont alors possibles qui associent par exemple le pouvoir d’un seul plus ou moins contrôlé et modéré par différents types de contre-pouvoirs.

Le pouvoir, en tant que principe d’exercice d’une puissance est dans son essence éternel. Seul l’objet sur lequel porte ce pouvoir change, se transforme, évolue et présente surtout de multiples aspects,  à fois concrets et symboliques. Le fondement ultime du pouvoir, c’est la capacité d’avoir un droit de vie ou de mort sur l’autre et de disposer de façon plus ou moins étendue de son corps, de sa liberté, de son âme, de ses biens. Il porte en priorité sur les bases qui assurent la vie et la survie du groupe : les moyens de subsistance, la puissance guerrière et la protection matérielle au sens large (habitat, adaptation au climat). Tout individu est donc en situation d’exerce un pouvoir sur l’autre s’il détient la capacité d’autoriser, d’interdire ou de réglementer l’accès à ces différents moyens de satisfaire ses besoins. S’il dispose en outre de la puissance guerrière, il peut disposer de sa vie, de son corps, de sa liberté, le réduire en esclavage et lui imposer ses conditions d’existence.

En synthétisant à l’extrême, nous pouvons dire qu’on rencontre 3 objets principaux sur lequel porte le pouvoir : sur les corps (pouvoir guerrier et coercitif), sur la matérialité de la survie (pouvoir économique) sur les âmes (pouvoir spirituel). Ils correspondent à 3 figures sociales qui se rencontrent dans la plupart des sociétés : le guerrier, le paysan/artisan/commerçant et le prêtre/philosophe/artiste.

La Grande Histoire peut se comprendre comme étant celle des rapports et des équilibres entre ces trois modes principaux de pouvoir. Ces rapports s’inscrivent dans la « mission » générale de l’humanité d’accomplir la volonté de puissance à l’œuvre dans la nature et de tendre à la concrétisation de ses idéaux.

4) La démocratie

La démocratie n’est pas une invention particulièrement originale de la société grecque antique mais existait déjà comme possible (la délibération du groupe) et n’a pas d’origine bien spécifiée. Mais que ce possible advienne par suite de la réunion de circonstances favorables, voilà ce qui est à mettre à l’actif du « miracle » grec. Cette « forme » de gouvernement s’est poursuivie imparfaitement dans la république romaine et a disparue par la suite, absorbée par un courant historique plus profond qui est celui de la forme plus primitive du pouvoir royal autocrate reposant sur la conquête territoriale, le domaine privatif du souverain et consécutivement l’assujettissement des individus. La démocratie véritable suppose reconnu l’individu comme entité autonome, existant par lui-même et pour lui-même hors toute appartenance religieuse, tribale ou communautaire. Cette démocratie est alors fondée sur le territoire, sur l’appartenance à un lieu à partir duquel est rendu possible l’Etat-nation.

5) L’idéal démocratique : le gouvernement parfait

Le conflit historique sur les modalités du pouvoir, celui de l’idéal et de son négatif, oppose encore aujourd’hui la démocratie et l’absolutisme imposé par un homme ou un groupe d’hommes.

Si on considère la démocratie comme un idéal absolu de l’organisation politique, faisant partie de ces utopies primordiales, une finalité ultime de l’ordre humain et que, consécutivement, cet idéal devait trouver les chemins de son accomplissement, à travers reculs, stagnations, avancées plus ou moins importantes, alors on peut dire que la « mutation » grecque n’était pas adaptée aux conditions de l’époque pour être généralisée à toutes les sociétés qui lui étaient contemporaines et postérieures. (Cela est d’autant plus vrai qu’elle ne concernait qu’une élite restreinte de la population.) Cette forme politique considérée comme la plus parfaite a donc cherché sa réalisation au moyen de multiples essais et erreurs. Ainsi les idéaux du siècle des lumières, sans pourtant être directement inspirés de l’exemple grec, fut un moment clef du resurgissement de l’utopie progressiste qui constitue le soubassement du courant profond de l’histoire humaine.

Quel est alors le contenu de cette utopie démocratique ? Que toute décision soit très exactement conforme aux désirs de chaque citoyen, qu’elle aille dans le sens de ses opinions et intérêts et qu’à tout moment, le dirigeant inapte ou malveillant puisse être contrôlé ou révoqué. La démocratie ultime n’est pas l’acceptation de la loi de la majorité par la minorité mais une sorte d’osmose totale entre gouvernants et gouvernés, la disparition totale de la séparation individu/société, l’identification du pouvoir de chacun avec le pouvoir de tous. La démocratie utopique suppose la disparition des conflits d’opinions et d’intérêts, une harmonie générale qui suscite toujours la bonne décision, le choix du bon dirigeant. C’est alors l’incarnation du principe de justice en son absolu. Il s’agit d’atteindre la cité idéale par la réalisation du paradis sur Terre.

Le politique a pour finalité ultime l’utopie selon laquelle l’ordre social qu’il gouverne est en parfaite osmose avec les citoyens, que toutes les décisions sont justes et adaptées, que chaque membre se reconnaît parfaitement dans ses dirigeants, qu’il habite dans le fond la « cité idéale ». L’utopie du politique doit aboutir à la disparition tout aussi bien de la contrainte que de la contestation, de la police et de l’armée : à la limite, la démocratie doit disparaître car supposant toujours un fonctionnement entre majorité/opposition, celle-ci imposant sa loi  celle-là. Dés lors, il ne peut y avoir que des degrés de réalisation de cet idéal, comme nous pouvons constater sa régression à un stade inférieur à l’instar des organismes vivants qu’analyse la théorie de l’évolution.

Cette idée de disparition de l’Etat en tant que contrainte, nous la retrouvons dans l’utopie Marxiste du dépérissement de l’Etat, lorsque auront été supprimés les antagonismes de classes. C’est à la situation inverse qu’a abouti le stalinisme. Cependant, Marx se situait bien dans ce « courant de l’histoire » que nous tentons d’analyser. Ce mouvement vers la concrétisation de l’idéal doit donc être inlassablement repris, sous d’autres formes et d’autres essais devront et seront tentés.

6) Liberté et volonté de puissance

Le politique peut étendre son emprise sur tout ou partie des fonctions sociales qui peuvent plus ou moins être mises en commun et il peut pénétrer plus ou moins profondément dans l’organisation de la vie de chacun, jusqu’à pouvoir disposer de sa vie. Le choix du type politique s’effectue sur un vecteur qui part de  l’individu totalement isolé sans rapports sociaux qui subvient lui-même à ses besoins, au communisme le plus absolu où la règle commune est stricte obéissance et la dépendance économique complète quant au mode de production et de consommation. Le monastère en est l’exemple type, comme le totalitarisme le plus radical.

L’histoire politique peut être vectorisée à partir du couple individu/société, et d’une situation où l’individu est inexistant, ne disposant d’aucune liberté de choix, d’aucun espace privé, toute sa vie étant réglée par le groupe (nourriture, habitat, sexualité, religion etc) pour aller à son  extrême opposé d’un individu esseulé, relativement libre, et dépendant d’une organisation abstraite et lointaine : l’Etat. La constitution d’une subjectivité libre, l’émergence de la notion d’individu sujet de droit représente le courant profond de l’idéal occidental qui tend à dégager l’homme de toute sujétion pour l’ériger en maître et directeur de son destin. Cette quête d’une liberté absolue ne pouvait que s’opposer aux contraintes effectives la limitant que sont les impératifs de l’économie et la dépendance indéniable de l’individu au groupe que l’idéologie libérale ne cessera pas d’affaiblir. Dès lors, l’axe majeur du conflit  traversant toute l’histoire depuis le XVIIIeme siècle opposera les tenants de la liberté à ceux privilégiant le rôle du groupe et de l’Etat.

La liberté, telle que la conçoit le libéralisme intégriste suppose le maintien d’un état de nature où le plus apte et le plus fort dispose du plus faible dans un ordre où règne la concurrence et la lutte pour la survie. Il s’agit d’une application stricte du principe darwinien de la lutte entre espèces au fondement même de la volonté de puissance à l’œuvre dans la nature. Or, si la détermination individuelle est effectivement un moteur puissant dans la marche en avant de notre espèce, celle-ci n’a pu réellement s’imposer et progresser que grâce à l’organisation du groupe, la division du travail et la transmission des acquis d’une génération à l’autre, d’un procès d’accumulation des savoirs et expériences. Par ailleurs, cette volonté de puissance brute toujours à l’œuvre est constamment confrontée à l’idéal utopique qui a rythmé tout autant l’histoire humaine. Cet idéal de perfection a toujours consisté, à partir des contraintes de la nature, à élever l’humain à un stade supérieur par une sorte de transformation interne des déterminismes biologiques ou naturels. Ainsi, le principe de reproduction des espèces a-t-il donné lieu à l’invention de la relation amoureuse, la nécessaire alimentation a engendré l’art culinaire, la sortie de l’esprit de sa gangue naturelle comme volonté de puissance sur la nature a permis l’émergence de la philosophie, l’amour du savoir pur et de la sagesse.

La liberté est le vecteur des idéaux fondamentaux de l’humanité et consiste en un dépassement et une maîtrise des contraintes de toutes sortes qui interdisent ou limitent la volonté de puissance et de jouissance de s’exprimer selon toute son intensité. Le stade de liberté atteint exprime ainsi chaque moment de la réalisation de l’Esprit tendant toujours vers son absolu. Il s’agit de s’extraire de toutes les aliénations et limitations pour aller vers le « toujours plus » possible. Ce processus, qui est le sens même de l’histoire, s’initie dans la plus totale inconscience ou l’esprit encore enfermé dans la matière sort progressivement de sa gangue réflexe en recherche constante de dépassement.

A la différence de l’hégélianisme, l’esprit absolu n’est pas envisagé comme une finalité à laquelle on peut parvenir, lorsque l’esprit est devenu parfaitement conscience de soi en s’incarnant dans une conscience humaine ayant atteint ainsi la plénitude de sa liberté. Un tel but fixé au développement de l’Esprit en limite le devenir, pose ainsi une « fin de l’histoire ». La liberté comme expression de la volonté de puissance à l’œuvre dans la nature n’a aucune finalité entendue comme sens et comme terme d’un processus qui est d’une essence infinie.

La conquête initiale de la planète, l’expansion territoriale allant de pair avec la croissance démographique a vu la domination du pouvoir guerrier prenant à la fois possession des terres et des corps. La royauté est légitimée initialement sur la possession de la terre par un groupe familial et le pouvoir appartient au chef de famille. Les alliances entre familles et les conquêtes agrandissent le territoire, mais le roi doit encore composer avec les chefs de tribus placés sous sa protection ou avec ses vassaux qui gardent un pouvoir décentralisé sur leurs terres et sujets. La tendance naturelle de la volonté de puissance va vers l’absolutisme royal devant dessaisir progressivement les chefs de tribus et les vassaux de leurs prérogatives. Lorsque la base économique de leur pouvoir (la terre) aura changé et lorsque la menée de la guerre prendra d’autres voies (mobilisation de masse), l’aristocratie devra peu à peu ou de manière violente laisser le pouvoir à la nouvelle classe montante ( la bourgeoisie économique).

La deuxième phase de l’expansion humaine est économique en tant qu’elle a vu se développer le pouvoir d’exploitation et de transformation de la nature.  A chaque phase historique a correspondu une double volonté opiniâtre : celle d’augmenter la puissance d’action sur la nature pour croître et proliférer accompagnée d’une utopie émancipatrice de justice telle que l’ordre social fondé justement sur le principe de conquête puisse tout à la fois se réaliser et se dépasser. La révolution française de 1789 et les idées du siècle des lumières concrétisent et annoncent l’achèvement d’un processus historique nécessaire pendant que se mettent progressivement en place les formes nouvelles (économiques, politiques) de la phase historique suivante. A l’oppression guerrière et aux violences arbitraires découlant de l’étape précédente de la conquête territoriale a donc succédé un nouveau type d’ordre qui est celui de la démocratie libérale. Ainsi, l’une des utopies historiques qui est de dépasser l’ordre guerrier et l’oppression politique aura été mise en place avec la révolution française mais attend cependant toujours sa réalisation planétaire.

En matière de concrétisation des idéaux humains nous devons raisonner sur les espaces de plusieurs siècles et, ici comme dans d’autres domaines de l’évolution, nous rencontrons des essais et des erreurs, des avancées et des reculs.

La difficulté est de démontrer la nécessité d’une évolution déjà produite de sorte qu’on ne risque jamais de se tromper puisque que cela revient à légitimer tout ce qui est comme inéluctable. On aurait pu aussi bien imaginer une histoire toute différente, une accession immédiate de l’humanité à la sagesse et la découverte spontanée de la forme de gouvernement idéal. On a pu observer nombre de sociétés primitives apparemment harmonieuses et l’histoire ne fut pas seulement un long fleuve sanglant. Mais il s’agit de traiter ici de  la totalité des groupes humains, d’une histoire globale et universelle qui a concerné le devenir de plus de six milliards d’humains. Le principe évolution suppose qu’on parte d’un point de moindre perfection pour atteindre un stade supérieur. On ne peut consécutivement imaginer que le cheminement de cette multitude diverse et hétéroclite ait pu s’effectuer linéairement selon un axe de perfection constant.

III – L’achèvement d’une phase historique de la lutte entre sociétés : la fin des guerres de conquête.

1) Guerres et colonisation de la planète

Il est bien évident qu’on ne saurait même esquisser une histoire des luttes entre groupes qui depuis l’aube de l’humanité a constitué son cheminement tragique. Tout au plus peut-on déterminer des lignes de force pour comprendre leurs mécanismes essentiels et trouver quelques constantes malgré l’extrême diversité de chacune d’entre elles. Une guerre suppose au moins une opposition sur un objet réel et/ou idéologique. Dans tous les cas elle met en œuvre des volontés de puissance et fait appel à l’instinct de conquête et/ou de survie voire d’élimination plus ou moins radicale et physique de l’adversaire. Cela implique que l’humanité a conservé de son animalité originaire ce principe de lutte par lequel sa préservation et sa domination relatives ont été possibles.

La guerre suppose qu’un avantage va être obtenu par le vainqueur et celui-ci ne peut être analysé qu’en termes de domination ou de suppression, de l’adversaire. Cette domination se traduit toujours par un avantage territorial (conquête) physique (butins,  tribus financiers) ou sur les personnes (esclavage, assujettissement) ou idéologique (conversion).

Si on s’en tient au seul avantage territorial sans tenir compte des autres facteurs,  la conquête représente le mouvement par lequel l’humanité a cherché à accomplir l’absolu qui est celui de toute espèce : étendre au maximum sa volonté de puissance sur le mode de la prolifération. Il faut croire que depuis leur berceau originaire d’Afrique (paraît-il) les hommes n’ont eu de cesse que de se répartir sur toute la planète afin d’en opérer la colonisation générale, terme provisoire de leur mouvement (dans l’attente de la colonisation spatiale). On peut donc observer dans l’histoire la constitution de groupes de plus en plus nombreux et puissants (Etats, Empires) s’inscrivant dans ce mouvement irrépressible et dont la guerre a été un des moyens pour y parvenir. Guerres de conquête ou de reconquête territoriale (libération) souvent assorties d’une légitimation idéologique (religion, nationalisme etc.), guerres aux mobiles idéologiques se traduisant par une conquête d’espace et/ou de bénéfices économiques. Avec la fin de la colonisation terrestre, la fixation des populations sur les territoires des Etats (fin de l’immigration de peuplement), l’instauration d’un ordre mondial plus ou moins efficient, la rapidité de transmission des informations il semble que ce type de guerre soit en voie d’extinction, plus ou moins, sur le long terme.[3]

Il s’agit de la fin des guerres de conquêtes proprement dite dont l’objectif est de s’approprier physiquement un territoire pour y répandre ses nationaux ou y exercer une domination politique directe ou indirecte d’un peuple sur un autre peuple qui s’y refuse. La deuxième guerre mondiale fut une sorte d’apothéose de ce principe guerrier de conquête multimillénaire.  Là, comme dans d’autres domaines l’idéal de liberté et de lutte contre l’oppression cherche les modalités de sa réalisation.

2) La souffrance et les crimes

L’histoire sanglante ne saurait s’excuser comme contrepartie tragique pour accoucher de l’histoire positive, comme étant consécutive à la lutte nécessaire des contraires, telle que l’exprime la dialectique hégélienne.

Cette fatalité de l’histoire tragique ne peut se comprendre sans un autre absolu moral élaboré par l’humanité, comme une sorte d’opposition toujours présente à la volonté naturelle de puissance, qui est l’utopie de la paix perpétuelle. Cet absolu moral de l’humain n’a eu de cesse également que de tendre vers sa réalisation qui a vu également nombre de passions individuelles s’en emparer à toutes les époques de notre histoire.

Le couple guerre et paix rythme toute l’histoire politique et il ne nous appartient pas de dresser un liste exhaustive, de tenter une analyse générale des causes des multiple conflits constituant une sorte de longue traînée de sang que l’humanité a laissé derrière elle.

A tout instant la lutte, le refus de l’autre comme extériorité, la guerre, le crime, l’injustice sont rendus possibles. La disparition de cette tension vers la paix perpétuelle, la justice absolue, la fin du meurtre constitue la finalité de cette tension, l’utopie absolue de l’humain, le règne de la cité idéale et parfaite.

3 – De l’idéal démocratique à l’idéal de justice et de plénitude économique

A la conquête directe d’un territoire s’est progressivement substitué un autre mode d’expression de la volonté de puissance: l’échange économique. En effet, à mesure que la possession de terre perdait de son importance au profit de la fabrication de produits manufacturés, que les progrès technologiques permettaient la production d’un surplus et que l’extension des voies et moyens de communications facilitaient les échanges, s’est étendu le mode de production capitaliste. On est passé d’une exploitation extensive des étants terrestres à celle intensive à partir d’un territoire national. Le principe de concurrence, qui est un mode particulier de la lutte interne à notre espèce dérivé de celui de sélection naturelle, porte désormais moins sur la possession de terre que sur le capital productif.  La survie individuelle ne dépend plus du « produire pour soi » mais du « produire pour l’autre » dans une relation d’échanges marchands mondialisée. Aussi, la lutte pour l’existence dépend de la capacité de chacun à conquérir un territoire de production pour l’échange (capital, travail). A la guerre militaire a succédé la guerre économique plus ou moins virulente, qui oppose désormais toutes les forces productives de la planète, avec ce risque que l’économique débouche sur le militaire, à mesure que les ressources naturelles se font plus rares et que la population mondiale ne cesse d’augmenter.

Le procès de désaliénation des contraintes et des déterminismes matériels pour la réalisation du principe de liberté a supposé un long travail de conquête et de transformation de la matière brute terrestre. Se libérer de l’oppression de la faim, maîtriser les aléas et contraintes naturelles, acquérir un « bien être » collectif, telle a été l’ambition, l’obsession, la finalité de l’activité humaine tendue opiniâtrement vers la réalisation de ces objectifs.

Nous pouvons repérer deux grand lignes de forces sous tendant deux utopies essentielles : celle qui fonde le mouvement vers la concrétisation de l’idéal démocratique, celle qui accompagne l’idéal économique de sécurité matérielle et d’abondance économique. A la domination du seigneur, d’une oligarchie a correspondu la lente élaboration des principes démocratiques tendant à réaliser ceux de liberté, de justice, de sécurité individuelle etc. Ils trouvent leur théorisation et se mettent en place à partir de l’époque dite des lumières et tendent, sous l’appellation des « droit des l’homme »  à se planétariser. Cependant, bien qu’essentiels, ces droits restent formels s’ils ne s’accompagnent pas d’une désaliénation économique. En dernière analyse en effet, le pouvoir appartient à celui qui dispose des moyens de la survie biologique. Des révolutions et mutations successives mais aussi le progrès technique ont libéré le paysan de la terre à laquelle il était attaché soit par des liens de sujétion, soit par des contraintes économiques. Cette libération du paysan a correspondu à la profonde transformation du mode de production et à un changement quant à l’origine principale de la richesse. A la possession de la terre s’est peu à peu substituée la « production pour l’échange », la montée en puissance de l’entrepreneur capitaliste et un changement assez radical quant à la base économique du pouvoir.

Il y a ici un parfait accord avec l’analyse marxiste quant au rôle du mode de production dans l’émergence d’un mode social déterminé. La naissance du salariat n’aurait pu être possible sans l’extension du progrès technique qui, en permettant tout à la fois l’augmentation de la population et celle de la productivité du travail, a été à l’origine de la « révolution bourgeoise » et de la montée en puissance du capitalisme d’entreprise.

La mise en place progressive de l’idéal démocratique a été de paire avec l’élargissement du salariat par lequel le travailleur dispose d’une liberté fondamentalement ambiguë. D’un côté il peut disposer librement de sa force de travail, n’étant plus assujetti à un seigneur ou à une terre, d’un autre il dépend désormais entièrement du marché du travail et des entrepreneurs disposant du capital productif. Cependant, l’institutionnalisation du salariat s’est inscrite dans le mouvement plus profond de désaliénation et de libération progressive autorisant la mobilité, l’indépendance relative, le choix de l’activité etc..A ce titre, il doit être salué comme une véritable avancée du principe de liberté qui reste cependant inachevé puisqu’une nouvelle forme d’aliénation s’est instaurée entre entrepreneurs et détenteurs de force de travail. L’achèvement de la « libération du travailleur »  constitue l’horizon lointain de la  lutte collective pour tendre à la réalisation de l’idéal de justice économique.

La mondialisation en cours de la forme libérale capitaliste est portée par l’illimitée de la volonté de puissance et a pour finalité d’atteindre le stade de l’abondance généralisée (alors même que les besoins semblent illimités). Le libéralisme économique porte en lui le projet utopique humain d’assurer la sécurité matérielle et de mettre au service du plus grand nombre des biens de consommation, de loisir, de santé etc.  Cependant, il comporte une contradiction intime : celle tout à la fois de correspondre à une finalité humaine tout en mettant en jeu des instincts et les passions égoïstes et secrète : l’inégalité, l’exploitation, l’injustice etc.

A ce titre, il est au cœur d’un dilemme qui a gouverné toute l’histoire humaine : celui d’une opposition entre la volonté de puissance brute et « naturelle » dont la finalité est la croissance, la prolifération et la survie égoïste qui a assuré une part de la domination de l’homme sur la nature et le projet utopique dans son absolu consistant justement à élever l’humanité au dessus de ses déterminismes et à réaliser la cité idéale, à toujours rechercher un dépassant pour un meilleur « être là », à tendre vers le principe de justice le plus parfait. Ce travail opiniâtre des « forces du bien », cette recherche jamais inassouvie du meilleur monde possible exprime le courant et le sens profond de l’histoire humaine et en constitue sa gloire. Ces « forces du bien », ces millions d’hommes ayant souci de l’autre, souffrant de la souffrance de ceux qui souffrent, aptes au dévouement, au don de soi, obsédés par cette recherche du bien commun, qui militent modestement pour son avènement, c’est là le moteur véritable de l’histoire proprement humaine. Cette tache impossible doit chaque fois être remise sur le métier et se trouve comme tout projet sujet à erreurs, à essais malencontreux, voire tragiques. Les tentatives furent nombreuses qui toutes cherchaient à réaliser les principes de bonheur et de justice. Cet idéal de perfection commun vers la cité idéale trouve à chaque fois quelques réalisations provisoires ou définitives. Cette longue marche de l’humanité vers un ailleurs inconnu peut s’arrêter un jour à la suite d’une catastrophe collective : l’humanité n’en aura pas moins tenter d’aller toujours plus loin vers plus de sagesse pour concrétiser son idéal de bien commun. Qu’elle échoue un jour, ce n’est pas impossible, mais elle aura essayé.



[1] On a pu noter nombre de formes culturelles chez certains animaux ( chimpanzés, cétacés, oiseaux) comme des modes d’apprentissage, des innovations comportementales et des systèmes de communication parfois très élaborés. De même, l’usage de l’outil se rencontre chez certaines espèces (singes, oiseaux) comme la mise au point de certaines techniques d’appropriation alimentaires. Ceci laisse à penser que certains caractères spécifiant l’humanité ne sont pas le propre de celle-ci. Il n’est donc pas aisé de tracer une frontière claire, de définir un caractère majeur qui existerait chez l’homme et serait absent chez l’animal.

[2] L’homme a vécu très longtemps dans une cohabitation très proche avec les animaux. Au Moyen-Âge, dans l’Occident, certains animaux (loups, Ours) constituaient encore un réel danger pour les populations et ce n’est que tardivement que cette peur a disparu.

[3] Cela n’exclut pas les guerres civiles opposant des populations vivant sur un même territoire et qui tendent à remplacer les guerres de conquête. Cela se traduit souvent par l’expulsion de certaines populations, sans compter les conflits nationalistes à visée indépendantiste ou autonomiste.